LA MUSIQUE DES ÉTOILES


Les pièces religieuses de Stravinsky ne sont plus jouées ni enregistrées, le vieux coffret qui les contient, dirigées par le maître, ne se trouve plus nulle part — sauf à la médiathèque de Chèvres, où elles se morfondent à m'attendre. Qui d'autre écoute ça ? Les oiseaux de feu, les petrouchkas et les sacres encombrent les concerts, mais le Canticum sacrum ou Threni, ces deux merveilles, ont sombré dans l'oubli.

Dans ce recueil des œuvres religieuses, un intrus : Zvezdoliki, en français Le roi des étoiles. Pièce non pas sacrée, tout juste un peu mystique, la plus étrange de son auteur et l'une des moins connues. Écrite en 1911, entre Petrouchka et le Sacre, on dirait que le compositeur a tout fait pour la rendre injouable : elle mobilise un grand orchestre, un chœur d'hommes expérimenté, tout ce dérangement pour quatre minutes de musique. Et surtout ça ne ressemble à rien. Ou peut-être, vaguement, par bribes, à Scriabine, au Debussy du Martyre de Saint-Sébastien créé deux ans plus tôt, aux Symphonies d'instruments à vent de Stravinsky lui-même, écrites dix ans plus tard, à Messiaen qui viendra plus tard encore... Une chose est sûre : Zvezdoliki est le contraire absolu du Sacre, composé pour partie en même temps, comme si chacune des deux œuvres, pour leur auteur, avait servi à se désintoxiquer de l'autre, à respirer pour ne pas étouffer dans quelque chose de trop dense, trop intense. Dans Zvezdoliki, peu de rythmes, peu d'éclats, musique étale, suspendue, évasive dans sa brièveté. Le Sacre, avec ses grands gestes, inlassable, nous attaque de front, frappe et piétine ; Zvezdoliki glisse de profil comme une ombre.

Dédiée à Debussy, l'œuvre fut d'abord jouée à quatre mains par les deux compositeurs. Dans une lettre à Stravinsky, Debussy déclare : «La musique du Roi des étoiles reste extraordinaire... C'est probablement l'»harmonie des sphères éternelles» dont parle Platon. Et je ne vois que dans Sirius ou Aldebaran une exécution possible de cette cantate pour «mondes» ! Quant à notre modeste planète, j'ose dire qu'elle restera telle une gaufre, à l'audition de cette œuvre...»

Sous les politesses, on sent Debussy perplexe. L'un des plus grands novateurs de l'époque semble pour une fois pris de court. Stravinsky en fut sûrement refroidi. L'œuvre resta dans ses cartons pendant près de trente ans avant sa création en 1939. À ma connaissance, Darius Milhaud fut le seul à réagir, qui voyait là «une fenêtre sur un monde féérique inouï». Les exégètes ultérieurs ne s'attardent guère. Pas une ligne dans le Stravinsky de Siohan ! Le très clairvoyant Boucourechliev se borne à remarquer que l'œuvre «laisse l'auditeur dans un état de désir frustré et de tension suspendue» — rien de plus vrai. Défaut ou qualité ? Selon Stravinsky lui-même, Zvezdoliki est ce qu'il a écrit de plus extrême et difficile. Ce téméraire, ce révolutionnaire a eu peur, une fois dans sa vie. Il a fait machine arrière comme s'il trouvait ces brefs chuchotis plus violents que les déchaînements tonitruants du Sacre. Je l'imagine seul dans ces régions inconnues, égaré, se disant : Non, là je vais trop loin. Si l'œuvre s'achève si vite, je me demande si ce n'est pas qu'elle n'ose continuer, qu'elle tourne court, comme prise de vertige ou privée d'oxygène.

Ce mystère, ce silence entourant Zvezdoliki m'ont toujours intrigué. Cette musique si peu accessible, mon snobisme me poussait à vouloir l'aimer. Au cours des ans, je l'ai souvent écoutée en disque, et une fois en concert je crois, dans les années 70, chantée par un chœur qui serrait les fesses, alors que cette musique exige une aisance planante, une ferveur cachée sous une froide et lisse apparence. À chaque fois je suis resté dehors. Comme si je n'avais rien entendu.

Je me suis résigné à voir dans ce météore une œuvre faite pour qu'on la rêve, sans existence véritable, sans chair. Une idée de musique. Un fantôme.

Essayons encore. Tiens, que m'arrive-t-il ? Est-ce de lire, en écoutant la chose chantée en russe, le poème de Balmont dans la belle traduction ancienne de Michel Dimitri Calvocoressi ?


Ses yeux sont pareils aux étoiles

Aux feux qui sillonnent l'espace

Sa face au soleil est semblable

...

La foudre fendait les nuages

Sept gloires d'étoiles splendides

Montraient du désert le chemin.


Vers étranges eux aussi, mine de rien : pas de rimes, un rythme fixe, 2+3+3, alors que l'usage français veut la variété, le mouvement sans cesse ondoyant, et cette fixité suffit à nous entraîner dans l'inconnu. L'autre jour, soudain, on dirait que les nuages se déchirent. J'entrevois un peu de bleu. Le roi des étoiles me fait signe — ou plutôt l'un des serviteurs du roi caché. Je réécoute plusieurs fois, touché, indifférent, touché encore. La musique avance de son pas de somnambule et pouf, s'efface. Elle clignote comme une étoile, miroite comme une pièce d'or. Je commence à entendre Zvezdoliki. J'ai mis plus de quarante ans.


Van Gogh, 1889.
Nuit transfigurée.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°68 en mai 2009)