LAMBEAUX DE LANGAGE


D'un château l'autre. C'est ce qui s'appelle annoncer la couleur. Ce petit mot qui saute, ce «à» minuscule, qui mine de rien nous dit un tas de choses.

Au début il ne supprimait pas les mots, Céline. C'est venu peu à peu, progressif. Dans Guignol's band, déjà... Avec D'un château l'autre, il en rajoute, ça devient leitmotiv, systématique... articles, pronoms personnels, conjonctions, prépositions, négations, hop ! viré... toute la petite ferraille...

«...ils avaient l'air s'être jamais vus...»

«Tambours ni trompettes !»

«...peu prou...»

«...nos fins brouets margarine...»

«...que demain Paris soit réduit poudre par la bombe Gigi...»

«...ils étaient au moins trois cents hurler au pain...»

«...c'était le moment Herr Frucht s'amenait !»

Et ça va plus loin ! Il coupe des verbes, être et avoir, et même faire et dire :

«...deux minutes qu'il était parti ses chiotts étaient re-re-pleins ! les gens à se battre ! et plein le vestibule !...» Là, rien qu'en deux lignes, trois verbes manquent : cela faisait, étaient, il y en avait.

D'où ça lui vient, cette façon de larguer des mots ? Tout droit de la langue populaire ! Ce titre, D'un château l'autre, c'est un manifeste à lui tout seul ! Façon de nous dire : Je suis un homme du peuple moi, pas un sale bourgeois... Je parle simple et vrai... Raccourcir la langue, c'est comme tomber la cravate.

Sauf que Céline va plus loin que la langue du peuple. Les élisions ci-dessus, ça m'étonnerait qu'il les ait toutes entendues. À partir d'une langue donnée, il construit son idiome à lui, concerté, fignolé avec un raffinement de dentellière, de poète précieux.

Ce qu'il cherche en resserrant ses phrases, alors qu'en même temps sa narration s'étale à n'en plus finir ? Une langue plus dense, qui contrebalance les longueurs du récit ? En tous cas une langue forte qui par moments nous frappe en pleine figure.

«...il se jetait contre tout !... cassait tout !... que je l'empêchais de se rendre au travail !...» Disait que... ? Soi-disant que... ?

«...j'ai la nature jamais rien perdre !» Tout violemment concentré.

«...je serai mort naturel.» au lieu de «mort de mort naturelle». Fin d'un chapitre. Accélération, queue de poisson, vlan !

«...au moins le plus idiot médecin, sa voiture !» Accroc infime, virgule au lieu du verbe avoir, mais qui change tout ! fait rebondir la phrase ! l'allège ! la fouette ! la dope !...

Rien de tel que ces amputations pour donner l'impression de vitesse précipitée :

«...ils nous renversent calter plus vite !» («Pour» qui manque, la syntaxe elle-même renversée.)

«...elle passait nous frôlait tout contre... dix fois !... vingt fois !... une flèche !... et à la charge autour des arbres !... si vite vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu'elle pouvait de vitesse !...» Plus on avance plus ça s'aggrave, la plus grosse coupure à la fin.

Exactement ce qu'il faut pour décrire aussi désordre et confusion. Voir la phrase plus haut sur les chiottes pour le côté violent, ou celles-ci :

«...des groupes même !... vont viennent... prennent le quai d'ombre... queue leu leu...» Entrevus de loin, ombres indistinctes... silhouettes inachevées...

«...je le voyais, oui ! mais comme le reste... brouillagineux !... peut-être ma propre faiblesse ?... anémie ?... ou de tellement écarquiller ?...»

Égarement, perte des repères... même si on distingue encore le sens... D'autres fois c'est pire, comme cette allusion au château de Sigmaringen, qui appartint à la famille Hohenzollern et domine le Danube :

«...les Hohenzollern s'étaient pas privés !... experts en chausse-trapes, couloirs à bascules !... et à pic au gouffre !... Danube !... plongeon !...»

S'étaient pas privés de quoi ? D'envoyer qui dans le fleuve ?... Ça n'est pas dit, au lecteur de se débrouiller, de reconstituer... lire ce n'est plus marcher sur un chemin, mais franchir une rivière sautant d'un caillou l'autre...

Langage plus dense ? Ou au contraire, qui part en lambeaux ? Les deux à la fois ? Comme si parole et pensée n'avançaient plus au même pas... la pensée à l'état naissant avant qu'elle s'organise en mots... ou le contraire... mots courant après la pensée...

Spectaculaire, efficace, aucun doute... Ça galope, ça bouillonne, ça vous gifle, vous glisse entre les doigts... vous tourne la tête, et on imagine ce type en train d'écrire ça, son ivresse de chauffard, son délire — il n'arrête pas de nous dire qu'il a la fièvre, et c'est ce qu'il faut quand on doit décrire une réalité délirante, partout bruit et fureur... à monde malade, langage malade... normal qu'on y comprenne de moins en moins, vu qu'on est dans le chaos, l'apocalypse, tout qui s'écroule... au bord de disparaître...

Délire ? Macache !... Foutaises !... Céline est un aventurier lucide, organisé, qui explore son territoire toujours plus loin, mais un œil fixé en arrière... Dans ce voyage vers le bout de sa nuit, il risque de larguer son lecteur, il le sait... se justifie... «je veux trop vous montrer à la fois !...» s'adresse à lui souvent... Pas facile pour ce misanthrope, le contact avec l'humanité... Son lecteur, il cherche à l'égarer, le sème puis se retourne et lui fait signe... peu d'auteurs parlent au lecteur autant que ce loup enragé... Tous ces trous dans le discours, ellipses, syncopes, c'est sans doute aussi l'une des marques de son tiraillement intérieur.

On se dit, dommage que cette machine de mots impressionnante ne soit pas aux mains de quelqu'un d'autre de moins puant ! Et l'on se répond que voilà une pensée idiote, qu'une telle violence langagière ne pouvait être inventée que par un forcené...



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