GRACQ ET LES VOYELLES, SUITE


Nous admirions, le mois dernier, dans Lettrines 1 de Julien Gracq, un maniement virtuose des sons vocaliques, et en particulier le coup de la voyelle finale inattendue, précédée par la répétition d'autres sons. Par exemple :

«Planèze de Salers au soleil de six heures : longues pentes nues et molles montant vers les dents volcaniques.»

Trois [è] de fin de mot, puis trois [an] de même : on piétine dans la longue montée jusqu'au [i] pointu du sommet, pratiquement absent jusque là. Schéma classique, l'une des recettes élémentaires du bien-écrire. Mais à côté de la règle, les exceptions n'ont pas moins d'intérêt. Gracq, encore lui, en fait la démonstration, les exemples étant cette fois tirés de Lettrines 2.


«L'odeur du foin coupé inonde et baigne la terre, plus fine, plus immatérielle et plus enivrante que celle du maquis, et jaillit de tous les alambics de la prairie.»

Cette fois, le son répété se maintient jusqu'au bout et clôt la phrase.

Dans les deux lignes avant cette phrase, pas un [i]. Et là, neuf en trois lignes. Les premiers discrets, les derniers plus affirmés, en position finale : [i] s'étale peu à peu et prend le pouvoir, comme l'odeur du foin.


«...un cirque de maisons, sur quarante kilomètres, fait la haie et se serre autour de ce vau-l'eau fangeux, comme pour retremper sa narine à la fermentation du marais originel.»

Le [è] s'installe en deux vagues, cinq puis trois, tous sauf deux en position finale. Les premiers se serrent les uns contre les autres, comme les maisons ; tous ensemble piétinent sur place obstinément, traduisant à la fois l'immobilité stagnante et le remue-ménage de la fermentation.


«...mais déjà il était clair que l'événement allait accoucher maigrement.»

On attendait du neuf, de l'avancée, mais non : cette pauvre répétition de [man], c'est comme si après un saut on retombait au même endroit. On ne saurait mieux dire la déception.


«...un camion chargé de bois en grume cahote dans la trouée de la forêt et évacue au fil de la route le trop-plein de cet énorme vivier d'arbres — charroi presque naturel, à peine humain, comme l'eau monotone qui cascade par le déversoir du lac.»

Là, c'est [a] qui domine, présent sourdement d'abord, au début des mots, non accentué, puis au premier plan lourdement. À la fin ça se précipite, effet rebond, cascade, mais on a moins l'impression d'une plénitude finale que de quelque chose qui se vide, qui s'en va (les [r] ronflants du début se raréfient à la fin, une fin qui claque mais sèchement, pauvrement).


«...le travail de l'homme fait plutôt penser ici aux allées et venues espacées et silencieuses d'une ménagère dont la main glisse sur la surface des meubles familiers et les caresse sans les déranger : rien qu'un parc à demi sauvage qu'une tribu de sylvains clairsemée et presque invisible s'occupe au long des journées paresseuses uniquement de nettoyer, de renouveler et de rafraîchir.»

Exemple plus complexe, avec une habile combinaison des deux schémas.

Le [é] est répété, l'action étant elle-même familière, quotidienne, tout se terminant par un autre son, [i], puisque rafraîchir c'est rendre neuf ; oui, mais le [i] n'est pas nouveau dans la phrase, il fait écho à «invisible», qui reprenait lui-même «glisse» et «demi» : autrement dit, cette action de rafraîchir est elle-même question d'habitude.

Il faut être un Gracq pour réussir à souligner par les sons, simultanément, une chose et son contraire !



*  *  *