MIROITEMENT DES TEMPS


Dans un autre livre de Vailland, l'un des derniers, j'avais déjà remarqué une anomalie : au futur dans le passé, à la place du conditionnel, un futur simple. Systématiquement. «Il disait qu'il ira». Erreur ? Impossible. Il y avait des correcteurs à l'époque, ils étaient féroces, et Vailland a sûrement dû se battre pour leur imposer ce drôle de futur. On pourrait voir dans cet écart, peut-être, un geste grammatical délibéré, une affectation de dédain à l'égard des règles communes, une manifestation de liberté souveraine, aristocratique — plutôt symbolique, à vrai dire.

Un écrivain qui a de la bouteille (hum) peut se le permettre. Mais voilà que dans Bon pied bon œil, presque à ses débuts, le jeune Vailland fait pire encore.

Étonnantes, surtout, ses brusques alternances de passé simple et de présent.

«Rodrigue fut le premier prêt. Comme il ne sait pas plonger, il descendit dans le bassin par l'échelle, le visage contre la paroi, et quand il eut de l'eau jusqu'à la ligne des reins, se laissa aller en arrière et fit quelques brasses sur le dos, sur un rythme très lent, il aime cette impression de s'étirer dans l'eau. Antoinette s'attarda sous la douche, une commodité qui manque dans l'appartement de son père, au collège de N... Elle descendit lentement...»

Et trois lignes plus bas : «...elle prit le pas de course pour longer le bassin, sa foulée est haute et gracieuse. Elle s'élança sur le plongeoir...»

On se dit d'abord que la cause de ce désordre est chronologique : ces présents seraient une façon de souligner l'actualité du livre, l'action précédant de deux ans à peine la rédaction. Rodrigue en est toujours au même point, il n'a pas eu le temps d'apprendre ; du coup le personnage déborde du roman, il exister davantage que ceux d'un seul roman, et puisqu'il était déjà présent dans Drôle de jeu, peut-être est-il appelé à réapparaître dans un prochain livre ?

On n'est qu'aux trois-quarts convaincu : en arrivant à «il aime...» et surtout «sa foulée est haute...», on sent qu'il y a là autre chose de plus profond. Cette alternance des temps insolite est le signal, quatre fois répété, qu'on se trouve dans un moment à part. Elle nous plonge dans un élément différent, une autre pesanteur (le passé tirant vers le bas, le présent vers le haut), entre deux eaux, le corps immergé qui agit, la tête qui par moments ressort et contemple. On voit (le présent rapproche la vision, sa brièveté rend l'impression plus vive) la jeune femme qui court et le verbe être est là comme un arrêt sur image, comme si on vivait la scène et qu'en même temps on la revoie en photo. Ce miroitement des temps, passé-présent-passé, rend la scène encore plus planante, ou flottante, suspendue, euphorique.

Ce va-et-vient temporel va se reproduire plusieurs fois, vers la fin du livre surtout, faisant monter la tension, en particulier dans la grande scène qui précède l'épilogue, où le héros marche la nuit dans la banlieue, enivré par son amour, seul puis en compagnie d'un type désespéré qui lui raconte ses malheurs.

«Il était sorti de la Santé, comme par miracle, mais sans rien avoir à se reprocher. Il aime Jeanne Gris, qui l'aime aussi, c'est un bonheur incomparable.» Un bonheur si fort qu'il fait transgresser les règles, qu'il s'impose en gros plan sans prévenir.

Cette fois l'alternance sera plus lente, plutôt page par page ; on a quitté les eaux de la piscine pour une grande houle d'océan. C'est la scène la plus étrange du livre, la plus prenante sans doute, où le jeu des temps ne souligne plus seulement le bonheur du héros, mais une espèce d'égarement, de brouillage des repères, dû à la nuit, à l'ivresse d'être sorti de prison ; avant de marquer, vers la fin, la discordance cruelle entre les sentiments des deux personnages :

«— Comment gagnes-tu ta vie, demanda Rodrigue.

Il bricole, il scie du bois...»


C'est au moment de se quitter que ça se gâte le plus :

«Ils arrivèrent ainsi, vers quatre heures du matin, à l'hôtel de la gare de Robinson.

Rodrigue s'était dénoué du Serbe, qui s'est appuyé dans l'angle de la porte. Rodrigue a sonné...»

Il y aura encore quelques lignes au passé composé avant que le départ de Rodrigue, enfin seul, ne ramène le présent. Le présent qui accompagne la fin de sa marche extatique («La nuit est de plus en plus lumineuse», «Rodrigue s'émerveille d'être un humain») jusqu'au moment où rentré chez lui «il trouva, sur la table de la salle à manger», la lettre fatidique, et tomba de haut...



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