ÉNUMÉRATIONS COMPLEXES


Une énumération réussie n'est pas un morne et informe enfilage de perles, mais une construction, une courbe dessinée par la musique des mots, un geste verbal doté d'une vraie force dramatique.

Pour faire varier l'intensité, on joue essentiellement sur la longueur des mots et leurs sonorités (allitérations et assonances).

La courbe peut être ascendante (le plus souvent), ou descendante, ou en cloche, ou même plate — ce qui n'est pas le plus facile. Mais à partir de ces modèles simples, parfois, tout se complique.


«[La fortune] se fit acheter chèrement et longuement par toutes sortes de peines, de soins, de projets, de menées, d'inquiétudes, de travaux et de tourments d'esprit, et se déploya enfin sur lui par des torrents précipités de grandeurs, de puissance, de richesses démesurées, pour ne l'en laisser jouir que quatre ans...»

Voulant dire les efforts, puis les succès, Saint-Simon déploie ici deux vagues, parallèlement construites sur l'amplification (les éléments sont de plus en plus longs) ; la seconde vague apparaît comme l'écho de la première, puisque les succès résultent des efforts ; elle est plus courte pour deux autres raisons : le succès arrive brusquement, et il ne dure pas.


«Le cochon sous toutes ses formes, lard, jambon, pied, jarret, saucisson, saucisse au chou et au foie, tête marbrée, côtelettes fumées, terrine, oreille, atriaux, l'emblème du porc couronne le bourg et lui donne son aspect débonnaire et satisfait...»

Avec Jacques Chessex, dans Un Juif pour l'exemple, c'est plus complexe. À première vue on ne distingue aucun mouvement d'ensemble. Il semble au contraire que tout soit fait pour éviter un grand élan continu — normal, après tout, puisqu'il s'agit de montrer non pas quelque chose d'homogène, d'unifié, mais une diversité sans fin. Oui, mais en même temps, cet éparpillement apparent est contenu, contredit par un martèlement binaire dont la diversité n'a d'égale que l'insistance : lard-jambon / pied-jarret, même rythme, reprise du [j] ; saucisson / saucisse ; au chou et au foie, couplage ; marbrée / fumées, rime ; terrine / oreille, même rythme — admirons la diversité des procédés. Tout cela en devient carré, pesant, statique. Lourdeur de la viande, lourdeur des habitants du bourg, de leur esprit débonnaire et satisfait (tiens ! pour finir, encore un doublé !).


«Cirage, lavage, briquage du pont, fourbissage des cuivres, graissage des parties métalliques mobiles. Serrage et desserrage des voiles.»

Patrice Pluyette, dans La traversée du Mozambique par temps calme, n'a pas besoin de nous dire ce qu'il pense de ce travail, les mots le suggèrent tout seuls.

Travail envahissant, débordant : dans la phrase 1, amplification classique, rythme en expansion continuelle (2, 2, 4, 5, 10 syllabes).

Travail fatigant : après le sommet (le segment central, de «graissage» à «mobiles»), retombée par raccourcissement du rythme, huit syllabes seulement.

Travail répétitif, obsédant. À la courbe en cloche qui vient d'apparaître se superpose, comme dans l'exemple précédent, une structure répétitive (les assonances continuelles en [age] et en [i]) et plus précisément binaire (cirage / lavage, briquage / fourbissage, serrage / desserrage. Une exception, le segment central encore, élément unique, où le [i] dominant apporte un peu de variété, de mobilité, à l'image des pièces en question ; mais ce segment, sur le plan rythmique pourrait être coupé en deux (5+5), et juste après lui la disparition du son [i] au profit du [a] omniprésent renforce l'impression générale de ressassement, d'immobilité, d'ennui.


Pour finir, une petite chose apparemment toute simple :

«...cette maison d'un jaune pisseux au crépi délabré, pesante, bancale, massive, agressive, lugubre et triste...»

Toute simple, cette autre courbe en cloche, mais subtilement agencée. Six adjectifs en trois groupes de deux ; au centre, la maison impressionnante, aux extrémités la maison insignifiante. Ce qui, dans le couple de la fin, «lugubre et triste», pourrait passer pour des défauts — la quasi redondance, le plus faible des deux placé à la fin, la mollesse du «et», la banalité de sa position là où on l'attend le plus — tout cela, ici, se change en vertu. Il y a dans le roman Ultime été de François Thibaux des passages caracolants, flamboyants, spectaculaires, mais c'est aussi dans le chuchotement, l'infime détail qu'on juge l'ouvrier, et qu'on admire sa belle ouvrage.



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