LA FONTAINE DES RYTHMES


On se régale déjà, étant jeune, en lisant naïvement La Fontaine ; on se régale plus encore, devenu vieux, en regardant comment c'est fait, en le suivant notamment dans ses changements de mètre perpétuels.

La simple lecture du livre I révèle une variété infinie.

Pratiquement aucune fable n'est métriquement homogène.

«La cigale et la fourmi», toute simple, adopte l'heptasyllabe et rythme de chanson enfantine, avec pour seule exception le célèbre début :


«La cigale ayant chanté

Tout l'été...»,


mini-ritournelle, pas de danse léger, avant que la régularité de la suite nous ramène aux choses sérieuses.


Combinaison la plus courante, celle des deux mètres eux-mêmes les plus fréquents, l'alexandrin et l'octosyllabe.


Admirons le travail dans «La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion».

Les onze vers du début en alexandrins, jusqu'à :


«Elle doit être à moi, dit-il ; et la raison

C'est que je m'appelle lion.»

(li-on, donc huit syllabes)


Et v'lan. C'est ce qu'on appelle couper court. Un point c'est tout.

Puis le lion reprend en alexandrins, noblement, l'exposé de ses droits jusqu'à la chute :


«Si quelqu'une de vous touche à la quatrième,

Je l'étranglerai tout d'abord.»


Serrage de vis. Couperet sans réplique de la brièveté. Raccourcir, c'est déjà tuer.


Douze et huit syllabes aussi dans «La mort et le bûcheron», où ce dernier nous assène la liste de ses malheurs en dix alexandrins d'une monotonie accablante. Jusqu'à


«Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée,

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.»


Ce vers plus court soudain, à la fin de la liste, concentré de douleur. Enfin


«Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,

Lui demande ce qu'il faut faire.

C'est, dit-il, afin de m'aider

À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.»


La mort : 12 +8. Le bûcheron 8+12. Mouvement contraire disant à lui seul le revirement du héros, sa marche arrière, son mouvement contraire à celui de la Mort qu'il fuit.


Intéressant, le statut d'un mètre plus rare, le décasyllabe. Dans «. L'enfant et le maître d'école», il est presque partout (en hommage à Marot ?), mais le plus souvent il apparaît isolé.

Il semble servir à relancer la machine après des alexandrins, étant différent, tout simplement, et plus court, et plus dynamique par nature, son rythme en 4+6 le faisant se ramasser puis se détendre.

Il dit bien l'expansion, le gonflement.

La «Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf», par exemple,


«Envieuse, s'étend, et s'enfle et se travaille

Pour égaler l'animal en grosseur.»


Notons bien que pour qu'il y ait expansion, le poète a fort astucieusement morcelé l'alexandrin qui précède.


Dans «Les deux mulets», de même, on voit


«l'un d'avoine chargé,

L'autre portant l'argent de la gabelle...»


le second vers montrant la bête, de 4 en 6, se gonflant de fierté.


Quant à «L'homme entre deux âges et ses deux maîtresses» ;


«Il avait du comptant,

Et partant,

De quoi choisir ; toutes voulaient lui plaire.»


Ce dernier vers, lui aussi, par son mouvement d'expansion, fait entendre l'abondance, la profusion.


Mais le décasyllabe sait aussi produire l'effet inverse. Voyons le renard, dans «Le renard et la cigogne»,


«Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris

Serrant la queue et portant bas l'oreille.»


Pour que le décasyllabe mime ici le resserrement, le rétrécissement de la bête se faisant toute petite, il a fallu cette fois, juste avant, un alexandrin ample, sans coupures.

Dans «Le loup et le chien», c'est le tour du loup.


«Un loup n'avait que les os et la peau ;

Tant les chiens faisaient bonne garde ;

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.»


Soit dix syllabes pour la maigreur du loup, contre deux fois douze pour l'opulence du chien.


Parfois les changements de mètre se multiplient de façon spectaculaire.

Retour à «L'homme entre deux âges et ses deux maîtresses» :

«...De songer au mariage. (mari-age, 7syllabes.)

Il avait du comptant,

Et partant,

De quoi choisir ; toutes voulaient lui plaire.»


7, 6, 3, 10 : une telle abondance de femmes qu'il ne sait plus où donner de la tête, on le voit les essayant comme on enfile diverses tailles d'habits.


Et revoici «La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf» :


«...Envieuse, s'étend, et s'enfle et se travaille

Pour égaler l'animal en grosseur ;

Disant : Regardez bien, ma sœur,

Est-ce assez ? dites-moi : n'y suis-je point encore ?»


12, 10, 8, 12. Le poème change de volume comme la grenouille, on la voit gonfler, dégonfler, gonfler. Chose curieuse : tandis qu'elle gonfle, le rythme se dégonfle (12, 10, 8), avant un nouvel effort (12), signe que c'est dur, que ça ne marche pas bien. Cette incertitude rythmique exprime en même temps, signe de halètement, d'inquiétude aussi, presque tous les vers étant eux-mêmes hachés, le souffle court.


Je comprends mieux pourquoi Michel Gresset me confiait jadis que lire les vers de La Fontaine l'aidait à mieux traduire la prose de Faulkner...








Rimes.


Procédé constant : l'épisode se termine sur la 1re rime : suspens, on attend la 2de. Ou mieux encore, fin en ab : on attend le ab ou le ba suivant.


— ab ab

Présentation en parallèle.

- 1,5. Le loup et le chien.

«Un loup n'avait que les os et la peau ;

Tant les chiens faisaient bonne garde ;

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.»

ou bien Maître corbeau...


— aa bb

- I,16 La mort et le bûcheron.

On a commencé non par le vif ab ab, mais par un abba plein de lenteur («marchait à pas pesants»), puis aa bb cc dd. Monotonie, accablement. Puis :

«Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,

Lui demande ce qu'il faut faire.

C'est, dit-il, afin de m'aider

À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.»

ab ab l'action démarre. Du tac au tac. ab la mort, ab le bûcheron.



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