ET POUR FINIR


«Ils délièrent le strophe rouge qui serrait ses jeunes seins, et la roulèrent dans des bandelettes. Et sa bouche entr'ouverte était retenue par un lien et ses yeux creux ne miraient plus la lumière.»

Marcel Schwob, Vies imaginaires.

Ce et en début de phrase, ça vous donne un petit air archaïque, biblique. L'effet est facile, devient vite banal, mais employé à bon escient, à titre exceptionnel, dans un moment intense et solennel (une mort par exemple, où sa répétition sonne comme un glas, comme le refrain d'une litanie), il ne manque pas d'allure. Et il me semble que c'est le cas ici.


Dans Le vent de Claude Simon, plusieurs fois, un paragraphe commence par et. Un paragraphe de Simon, c'est une lourde et complexe machinerie dont on sort parfois pantelant, autant sonné qu'ébloui. Le et sert alors en même temps de débrayage (étant une espèce de non-lieu sonore, une transparence, un ectoplasme) et d'embrayage qui relance la machine. Exemple :

«...quelque chose de par-delà le temps, au-delà aussi de la destruction, sans âge, éternel.

Et lui, là, descendu de son vélo...»

Qu'il est simple et beau et riche, ce et apparemment anodin ! D'un côté, la vision immense ; de l'autre, le petit bonhomme à vélo ; entre les deux, ce et qui mène le regard de l'un à l'autre comme un panoramique de caméra, soulignant tout ce qui les oppose, reliant et séparant à la fois, marchepied nous aidant à descendre, nous aussi, des hauteurs.


Et là, comment ne pas parler de Flaubert, dont Proust écrit qu'il place les et là où les autres ne veulent pas les mettre. Les et surprenants de Flaubert (en début de phrase le plus souvent) mériteraient tout un Coup de langue, et je suis loin encore de percer leurs secrets. Affaire à suivre.



Entrons dans la phrase comme dans une maison, une salle, pour admirer le rôle que peut jouer et dans son architecture.

«Dans le jardin il alluma une cigarette, et jetant un regard incertain sur les maigres floraisons — anémones et reines-marguerites — il ouvrit le loquet d'une porte à claire-voie et se trouva aussitôt dans le bois.»

André Dhôtel, Quand je te reverrai.

Phrase narrative, purement informative, se dit-on. Et pourtant, quelle symétrie ! Une partie centrale avec et en plein milieu, et de part et d'autre des sections elles aussi ornées d'un et en leur centre. Même si l'on n'a clairement conscience de rien, il y a dans cette construction une harmonie, une paix qui de façon subliminale nous touchent assurément.


«J'ai décidé de rester comme ça, couchée sous le figuier, avec le sable chaud contre ma peau, les feuilles comme des mains douces et taquines sur mon visage et autour de mon cou et puis, entre les branches, des morceaux de ciel bleu ciel, très pâle, presque blanc, à cause de la chaleur.»

Eglal Errera

Trois et rassemblés au cœur de la phrase, où ils jouent un rôle central. Ce sont eux qui font que la phrase, au lieu d'avancer, tend vers l'immobile. Ils lui donnent, là aussi, une forme ABA (début et fin sans et, milieu avec lui), donnant du liant, installant un suspens par la suppression des virgules dans ce qui est le paroxysme de la phrase (gros plan sur le visage, description de la sensation) — d'autant que ces trois et, au lieu de se succéder de façon linéaire et de faire ainsi filer la phrase tout droit, sont chacun sur un plan syntaxique différent, dans une espèce de chatoiement grammatical.


Jouer avec des et syntaxiquement différents : Saint-Simon y avait déjà pensé, dans un but radicalement autre :

«L'inconvénient de ses ordres était extrême, presque jamais par écrit, et toujours vagues, généraux, et sous prétexte d'estime et de confiance, avec des propos ampoulés se réservant toujours des moyens de s'attribuer tout le succès, et de jeter les mauvais sur les exécuteurs.»

Syntaxe chaotique, où il ne s'agit pas d'aplanir, de lier, mais de créer des angles et des détours. Les trois et, tous différents, balisent un mouvement d'ensemble complexe, insaisissable, insistant, mimant ce personnage dont on ne sait s'il est, à l'instar de la phrase entière, malhabile ou subtilement retors.


«Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu'il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui.»

Modiano, Un pedigree.

Là aussi, on pourrait croire à une maladresse. Une maladresse, Modiano ?

Ce second et, qui serait une faute dans une copie d'élève, vient ici parfaitement à point, dans un moment d'émotion ; imprévu, incongru, comme un épanchement incontrôlé, un élan du cœur sautant le mur de la syntaxe, la barrière du beau style.


«Le Surabaya, un navire de trois cents tonneaux, déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux sales de l'estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte ouest de l'Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c'était pour la première fois.»

J.M.G. Le Clézio, Onitsha

Le second et me paraît délicieux en ce qu'il nous prend par surprise, reliant tout tranquillement deux phénomènes sans rapport apparent, laissant imaginer entre eux un lien mystérieux, ainsi qu'une égalité peut-être, encore plus mystérieuse, comme si le regard d'un enfant avait la même importance que la marche d'un navire ; le premier et, lui, n'est pas seulement banal, il casse l'effet du second en le diluant. Pourquoi donc Le Clézio n'a-t-il pas écrit «faisant route», ou «en route», pour faire claquer le et final, qui maintenant tombe comme un pétard mouillé ?



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