COULEURS DES TEMPS


[«Un cœur simple», le premier des Trois contes de Flaubert, chapitre 3. Félicité, la servante, est chargée un jour d'une nouvelle tâche régulière : emmener la fille de sa patronne au catéchisme.]


Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s'asseyait et promenait ses yeux autour d'elle.

Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du chœur ; le curé se tenait debout près du lutrin ; sur un vitrail de l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l'Enfant-Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait saint Michel terrassant le dragon.

Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier d'une étable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.

Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige la nuit au bord des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église.

Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s'endormir ; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles.

Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.


*


Après les pages du début, plutôt tranquilles, on sent dans ce chapitre 3 que quelque chose démarre, qu'on entre dans le vif du sujet. Oublié mes impressions de première lecture, il y a des dizaines d'années ; cette fois la scène de l'église me bouleverse, et l'essentiel de mon bonheur vient, je crois bien, de l'emploi des temps.


Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s'asseyait et promenait ses yeux autour d'elle.

Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du chœur ; le curé se tenait debout près du lutrin ; sur un vitrail de l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l'Enfant-Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait saint Michel terrassant le dragon.


Cela commence en douceur par un tableau, la description d'une action habituelle, à l'imparfait comme il se doit ; cet imparfait que Flaubert adore, qui revient dans la plupart de ses pages comme une basse continue, montrant les choses qui se répètent et n'avancent pas. Ambivalent imparfait, qui par nature est plutôt fait pour la monotonie et l'ennui, mais peut tout aussi bien, surtout entre les mains de Flaubert, produire un envoûtement heureux, quasi planant.

C'est le cas ici pendant deux paragraphes, où neuf imparfaits se succèdent. L'auteur ne nous dit pas directement si l'héroïne est fatiguée ou fascinée par ce qu'elle voit, il nous le fait pressentir par ce soin qu'il met à fuir toute monotonie. Dans le paragraphe 2, cinq membres de phrase, cinq imparfaits, dont la position à l'intérieur de sa section est soigneusement variée pour donner en même temps un effet de surprise et un sentiment d'équilibre, d'harmonie : près de la fin, puis du début, puis de la fin, puis du début, puis au milieu — comme une clef de voûte dans une église.

Mais il y a eu d'abord un plus-que-parfait qui m'intrigue, tant il était simple de l'éviter : «Ayant fait à la porte une génuflexion... Après avoir fait une génuflexion à la porte... Après une génuflexion...», c'eût été moins lourd. Mais ce PQP, Flaubert en a visiblement besoin ici. Comme si avant de décrire la scène dans l'église, il fallait passer par ce temps lent, cérémonieux, comme par un portail. Cette espèce de ralentissement préalable, de génuflexion syntaxique crée une attente (la subordonnée qui fait attendre une principale), et atténue en même temps, de façon préventive, la monotonie des quatre imparfaits qui vont suivre. Cela sans pour autant réduire l'envoûtement de la répétition, au contraire : sa lenteur, sa lourdeur, la forme «avait» font de ce PQP, ici, une sorte de super-imparfait.


Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion.


«Le prêtre fit d'abord...» Passé simple inattendu marquant l'entrée dans le récit, mais pas le temps de s'y installer, retour à l'imparfait, «elle croyait voir...», nouvelle surprise, arrêt sur image où la vision de Félicité s'éternise ; puis juste après, «elle garda», de nouveau le passé simple, et le va-et-vient va se prolonger pendant toute la suite, au-delà même du présent extrait, combinant description d'habitudes récurrentes et narration, mouvement et immobilité, dans une oscillation, un miroitement perpétuels.

J'ai le souvenir d'un balancement semblable dans Aurélia de Nerval, autre texte touché par la grâce, mais dans un but assez différent (la confusion temporelle pour dire la confusion mentale) et de façon plus étalée, de page en page et non de ligne en ligne — de même chez Proust. Mais je ne vois personne avant Flaubert qui pratique la chose de façon aussi radicale et minutieuse.


Le sommet du passage : les paragraphes 3 et 4, où les temps se multiplient, ce qui est toujours, quel que soit l'auteur, signe d'émotion, de trouble, ou de profusion débordante.


Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier d'une étable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.


Dans le paragraphe 3 («éblouissement», «crainte», «elle pleura», «elle aima»), s'ajoute aux deux temps permanents un présent (à vrai dire assez normal, peu voyant), mais aussi trois PQP intercalés ; et surtout nous avons dix changements de temps, un par ligne en moyenne, créant un tournoiement de couleurs comme une rosace de cathédrale — un tournoiement symétrique, harmonieux, là encore, l'ensemble étant ouvert et clos par le passé simple.


Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige la nuit au bord des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église.


Paragraphe 4 : le sommet du sommet, où Félicité, dans une prémonition de l'extraordinaire final, rêve au Saint-Esprit, rêve que l'auteur juge certainement puéril, mais qu'il décrit avec un lyrisme submergeant l'ironie. Si ce passage est moins varié du point de vue des temps, c'est sans doute qu'on approche de l'ineffable, avec, enchâssé entre des imparfaits contemplatifs, de façon symétrique là encore, un présent triple comme la Sainte Trinité, présent dont on comprend très vite qu'il n'est pas un commentaire de l'auteur, mais un discours direct non balisé, la pensée du personnage ; un présent comme si, dans ce moment d'extase, le temps s'abolissait ; comme s'il fallait ce geste grammatical hardi, ce décollage soudain pour accompagner la montée aux cieux.


Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s'endormir ; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles.

Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.


Puis il faut redescendre ; retour à l'alternance imparfait / passé simple, à cette vision multiple, quasi cubiste (où la description à l'imparfait serait une vue de face et l'action au passé simple une vue de profil), alternance qui prolonge encore un peu la magie de ce qui précède, cette variation éternelle, ce chatoiement de vitrail, ce vertige tranquille, ô félicité.



*  *  *