PHRASES ERRANTES


Pour décrire ses marginaux, dont certains savent à peine écrire, voire parler, Bazot use d'une langue a priori surprenante avec ses longues phrases contournées qui peuvent laisser une impression d'artifice, de préciosité incongrue, déplacée.

«Telle une rivière dont contrarierait le cours un obstacle naturel, au pied d'un acacia en deux directions opposées bifurque la piste, l'empêche de tenir son cap une butte de terre, où se hérissent de touffus halliers qui investissent les pans de murs, écroulés, d'une maison émondée de son toit.»

Cette phrase n'est pourtant pas très longue — d'autres qui l'entourent s'étendent bien davantage —, mais ce qui l'allonge c'est la complexité syntaxique et en particulier ce recours fréquent aux inversions, qui en contrariant le cours de la phrase, en l'entraînant dans des mouvements contraires, comme cette piste tiraillée entre deux directions, la ralentissent. Bazot nous force à freiner notre lecture, il nous suggère du même coup d'apprendre à regarder moins hâtivement, à cesser de courir dans notre vie, à s'inspirer du cheminement traînant de ses personnages.

La phrase bazotienne prend son temps, à la fois nonchalante et tendue, suspendue dans l'attente de mots indéfiniment différés.

Suspendue, mais comme un vol un peu lourd, précaire — à l'image de ces vies qu'il décrit, flottantes, où l'on ne se pose pas mais où le danger de la chute est permanent. Fragile et pourtant forte, car ses torsions produisent de l'énergie : comme l'écrit l'auteur, «les inversions musclent la phrase.»

«Car au-dessus verdoie, que je grimpe apprécier pendant que mon cicérone s'adonne à l'inventaire des poupons à ondoyer, des gosses en âge de «communionner», c'est le mot de Marguerite, l'irréprochable pelouse d'un golf à dix-huit et quelques trous, qui majestueusement s'étend jusque vers l'horizon, paisiblement expire sur la rive d'un lac.»

Le monde est complexe, multiple. On tente ici de le saisir dans une phrase : se superposent en quelques lignes le monde d'en haut, de la population aisée, dominante, placé au-dessus et occupant le début et la fin de la phrase comme il se doit, avec une aisance dans le déroulement, un ordre des mots classique ; et en bas les petites gens où ça devient compliqué, grouillant, heurté, limite incorrect, et surtout vivant.

Des existences déglinguées, floues, et la grammaire à leur image.

Un chemineau «s'approche laver son large mouchoir blanc». Construction inédite, mais calquée sur «vient laver». Même chose avec «en m'approchant lui dire bonjour» (de nouveau un «pour» qui saute). Un homme «que je suspecte caresser l'idée de se débarrasser de moi» : cette fois c'est un petit «de» qu'on supprime, et l'on ne sait pas si ces menues élisions rendent la phrase plus compacte ou plus trouée, plus lourde ou plus légère.

Présents de narration assez brutaux : «La semaine passée des gendarmes les visitent.» Il s'agit là de montrer que le temps n'existe pas, ou du moins pas tant que ça. Les longues phrases suspendues et leurs torsions intérieures vont elles aussi dans le même sens — si l'on peut parler de sens, puisqu'elles servent plutôt à brouiller le sens de la marche, à estomper le temps, à diluer le temps dans l'espace.

Ce qui brouille les repères, c'est aussi cette langue mêlée, où des archaïsmes et des tours raffinés voisinent avec des tournures modernes ou violemment incorrectes, où des «icelui» percutent des «bien que» à l'indicatif.

«Bien que je suis un furieux zélateur du mariage arrangé». Une infraction un rien provocatrice, suivie aussitôt d'un mot qui fait plutôt vieille France. Des ombres insolitement classiques rôdant parmi les décombres. Langue tiraillée entre haut et bas, brassant les deux — ce qui est un des traits de notre époque, même si Bazot a sa façon d'écrire bien à lui. Langue à la fois tenue et rétive. Rebelle, errante, libertaire, comme les personnages là encore.

J'avais déjà lu Bazot, je connaissais, qu'on retrouve ici encore, l'évidente sincérité, l'extrême pureté de sa démarche. Je me doutais bien que cette apparente affèterie n'était pas de l'épate, que l'auteur ne fait pas le malin, qu'il cherche plutôt ici à mieux dire la confusion et la richesse du monde, et aussi à ennoblir ses personnages, à rehausser la réalité en même temps qu'il entre dans ses profondeurs.

«Mieux que quiconque, pour l'avoir depuis l'âge tendre, les chevaux bientôt délaissés, sillonnée en tous sens, suivant des itinéraires stables plusieurs années, puis qui se modifient au gré d'événements familiaux, ou de l'essai d'une nouvelle activité, même si constants les avatars qu'elle subit, Pieranglo possède sa banlieue.»

Ces phrases brinquebalantes et souveraines, étranges et finalement évidentes, mêlant le documentaire et l'opéra, étalent un désordre pour mieux parvenir à un ordre, elles amènent à une réconciliation avec le monde, que Bazot nous aide avec patience à un peu mieux habiter.



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