COMMENCER OU DÉBUTER ?


Dans le très stimulant essai de Laurent Nunez, L'énigme des premières phrases, j'apprends que le tout début du Voyage au bout de la nuit de Céline a fait souffrir son auteur. Sur le manuscrit envoyé à l'éditeur, il écrit : «Ça a commencé comme ça.» Au dernier moment, sur épreuves, il corrige : «Ça a débuté comme ça.» Commencer ou débuter, les deux mots sont courants, Céline n'a pas pu trouver le second in extremis, tout porte à croire qu'il a longuement hésité entre les deux.

«Ceux qui ne voient pas la différence sont des sauvages», écrit Nunez, ce qui me chiffonne. D'abord, je crois déceler ici, vis-à-vis de ceux, innombrables, que nos fines et byzantines analyses laissent insensibles, un mépris que je ne partage pas. Ensuite, je crois que cette différence entre les deux phrases, en effet criante, et passionnante, méritait quelques commentaires. À moins que Nunez ne juge tout ce qui va suivre comme un tissu de banalités, indignes qu'on s'y attarde ?

Mettons-nous à la place de l'écrivain. D'un côté, «commencer», le verbe basique, familier, dans une phrase qui fuit la littérature en cumulant dans un espace minimal un maximum d'entorses au bien-écrire : «ça», forme simplifiée de «cela» ; la répétition dudit mot aux endroits les plus voyants, à savoir la fin et le début, alors qu'en français châtié la répétition c'est très mal ; le hiatus [a-a] ; et surtout, dans «commencé comme ça», une suite consonnes [k-m-s] redoublée, avec son martèlement ostentatoire. Ce n'est pas seulement de l'oral à l'état pur, c'est un coup de poing sonore ! Une déclaration d'intention, un manifeste ! Il est fier de son commencement, le Céline. Elle dit tout à l'avance, la phrase. Elle annonce parfaitement la couleur. Il se la répète encore et encore. Et là, il a un doute. Ça ne serait pas un peu trop tout de même ? Ça ne risque pas de faire rigoler, ce comme-si-comme-ça ? Non, je ne vais pas reculer tout de même, dès ma première phrase publiée ! Je le garde, mon «commencé». Je vous emmerde. Et puis, au dernier moment, juste avant de plonger, il réfléchit encore. Et fléchit. Se dégonfle. Un peu trop soutenu, ce «débuté», dommage, mais bon, comme ça la phrase est moins provocatrice, plus présentable. Allez. Vendu.

Pas fier de lui, le père Céline, comme un type qui voulait aller en soirée vêtu en dégueulasse, et qui finalement y va sans cravate, mais en costard.

Nunez ne nous dit pas ce qu'il aurait choisi. Moi, je ne sais pas. Chaque fois que je lis les deux phrases, je change d'avis. Me connaissant, je crois que pour finir j'aurais fait comme Céline. Et que j'aurais pesté comme lui.



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