ORTHOGRAPHES


On a beaucoup parlé d'orthographe ces derniers temps dans notre savant pays. Une nième réforme, portant sur des points relativement mineurs, a déclenché comme de coutume des réactions véhémentes, ce qu'on ne peut qu'admirer. Ce peuple qui lit si peu et si mal, se mettre dans des états pareils pour un trait d'union ou un circonflexe ! Le plus admirable, c'est que tant de nos compatriotes, face à un sujet aussi complexe, puissent avoir des opinions pour ou contre aussi définitives.

Pour ma part, ces questions d'orthographe m'ont toujours mis mal à l'aise. À l'école primaire, j'aimais par dessus tout les dictées, et les fautes que je repère en nombre croissant me font grincer des dents, mais je m'efforce de ne pas trop juger les fautifs. Il faudrait d'abord savoir pourquoi ils se trompent ainsi : ce peut être l'effet de la paresse ou d'un manque d'amour pour les mots, mais certains peut-être ont des raisons excusables, genre scolarité martyre ou dyslexie. Et puis je n'oublie jamais qu'un Balzac, dit-on, faisait tant de fautes qu'il eût été recalé au brevet.

Ce qui me gêne dans ces combats autour de l'orthographe, du côté des réformateurs mais surtout des zélateurs du passé, c'est cette rigidité terrifiante, cette crispation sénile de notre vieux pays. Sa lumineuse adolescence, au XVIe siècle, est restée un modèle dont je garde la poignante nostalgie. En ce temps-là, avant que les emperruqués du siècle suivant ne fassent régner l'ordre, l'orthographe était changeante et primesautière comme la plus charmante des filles. La langue française fut alors plus souple et colorée, plus riche que jamais. Le poète Claude Mermet écrivait en 1583 qu'imposer une orthographe unique pour chaque mot, se serait «comme s'il n'y avait qu'un seul chemin pour aller en un seul lieu, comme si l'on ne pouvait cuisiner des œufs que d'une seule manière». Cher poète, souffrez que je vous embrasse.

Au lieu d'opposer l'orthographe ancienne et la nouvelle, pourquoi ne pas accepter les deux en se félicitant d'une telle abondance, qui permet de marquer des nuances plus fines ? Pour ma part, je ne prends parti pour l'une ou l'autre qu'au coup par coup, avec pour critères la logique parfois, et plus souvent l'expressivité.

Jusqu'ici on devait écrire vingt-huit mais cent huit ; cent-huit, bravo, c'est plus logique. Côté traits d'union, puisque la nouvelle directive recommande qu'on fasse de divers mots composés un seul mot, je ne vois pas d'inconvénient ni de nécessité à écrire chauvesouris plutôt que chauve-souris ; je trouve téléfilm plus rapide, plus maniable que télé-film ; je veux bien écrire boutentrain d'un seul élan, ça lui ressemble, mais inversement cloche-pied décrit mieux un mouvement sautillant que clochepied ; quant à mélimélo, je m'en servirai pour décrire une grande confusion, gardant méli-mélo pour un désordre plus léger, plus joueur et dansant. Je me réjouis par ailleurs que clé/clef ait un double visage : j'ai remonté naguère les bretelles à un correcteur abusif en lui faisant comprendre qu'une banale clé de voiture n'était pas la clef des songes.

Le traitre amputé de son circonflexe, privé de ce grand chapeau, a l'air chauve et miteux ; ce pauvre exéma, de même, gratte moins bien qu'eczéma ; l'eau ruissèle moins généreusement quand le mot est privé de ses deux l, etc., mais bon, il n'y a pas de quoi hurler à la mort. Quant à ognon, passé le moment de surprise et de rejet, on doit finir par s'habituer. Tout cela est en grande partie une question d'accoutumance. Les livres anciens regorgent d'orthographes disparues, de mots pleins de lettres non prononcées dont les lettrés faisaient leurs délices, et qui nous semblent aujourd'hui d'insupportables afféteries ; quant aux orthographes compliquées que nous autres avons apprises à l'école, que nous chérissons depuis tendrement, elles s'éteindront avec nous tout doucement, sans qu'il soit besoin de leur faire violence.

Calmons-nous. De toute façon aucune académie, aucun ministère ne fera jamais la loi dans ce domaine, et demain comme hier chacun choisira tranquillement son orthographe. L'ennui avec ces réformes, tout de même, c'est qu'elles installent une ségrégation. D'un côté l'aristocratie de ceux qui maîtrisent la langue ancienne, savante, qui revêtent les mots de leurs beaux atours d'autrefois, et de l'autre ceux qui se débrouillent avec un français bis, un français light, un français pour les nuls, avec ses mots simplifiés, ratiboisés, gracieux comme des bidasses tondus par le coiffeur du régiment. Sans être scandalisé le moins du monde par évènement, j'entends bien continuer d'écrire événement, moitié par snobisme, moitié par sympathie pour ce second accent aigu, qui éclaire et dynamise le mot, alors que l'accent grave le fait retomber tristement. Evènement va rester quelque temps un peu plouc, et événement un peu prout-prout — vaguement ridicules tous les deux.

L'académicien François-Eudes de Mézeray écrivait en 1673 au nom de ses collègues : «La Compagnie déclare qu'elle désire suivre l'ancienne orthographe qui distingue les gents de lettres d'avec les ignorans et les simples femmes.»

Comme quoi, rien de nouveau sous le soleil. Et en fin de compte, pas de quoi fouèter un cha.



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