L'APPEL DE LA SIRÈNE


Annapolis, jolie ville américaine proche de Washington. Banlieue résidentielle typique, rues tranquilles, pelouses et jardins pleins d'arbres, écureuils partout, maisons en bois aux couleurs vives avec véranda rituelle et rocking chairs. Certaines d'entre elles arborent le drapeau du Maryland, ou mieux encore, la sempiternelle bannière étoilée. On a vu tout cela mille fois au cinéma, on s'y trouve pour la première fois en vrai, et c'est étrange, tout semble inversé. Où est le vrai ? On croit se promener ici dans un décor construit pour imiter les films, peuplé de figurants un peu plus ternes que d'habitude, un peu moins réussis.

Nous sommes logés sur une presqu'île, entre deux petites rivières aux estuaires profonds comme les abers bretons. La mer, on ne la voit pas, on ne la sent même pas. On lui tourne le dos paisiblement. Les odeurs fortes, dans ce pays-là, on n'aime pas trop.

Fin décembre. La nuit tombe. La moitié des maisons sont décorées comme des arbres de Noël, noyées sous les guirlandes et les lampions multicolores, scintillants, clignotants. Sur la pelouse, des figures en baudruche, bonshommes de neige, Santa Claus avec son traîneau et ses rennes. Dedans, à la fenêtre pour en faire profiter les passants, le sapin illuminé tout électrique, et derrière lui, parfois, entrevu, un grand feu de bois — sur l'écran large de la télé.

Tout est si naïvement calme. On n'aimerait sûrement pas vivre dans ce simili-Éden, mais on se dit — bêtement sans doute, car on ne sait jamais — que dans ce coin douillet du pays de l'abondance, qui n'a pas connu la guerre sur son sol depuis plus d'un siècle et demi, on doit être mieux à l'abri des futurs désastres annoncés.

Pour aller de New York à Annapolis, on a pris le train. Il en existe encore, sur ces terres immenses vouées à l'avion. Notre rame a sans doute beaucoup roulé, on dirait un modèle futuriste des années soixante, et l'on y retrouve en s'asseyant cette vague impression si fréquente à New York, golden girl devenue vieille dame, d'être embarqué pour un voyage dans le passé.

On démarre sous terre, comme si le chemin de fer, désormais parent pauvre, avait quelque chose de marginal, de vaguement honteux, puis l'on émerge pour traverser des banlieues industrielles fatiguées, des faubourgs ouvriers délabrés, puis les premières grandes forêts, peuplées d'arbres différents des nôtres. Pour couvrir trois-cents kilomètres, il faut compter trois heures, comme autrefois chez nous. On n'arrête pas de s'arrêter. Le contrôleur, un grand noir, l'air sombre sous sa casquette, passe et repasse après chaque station, accrochant, après avoir composté le billet, un carton au-dessus de chacune de ses nouvelles ouailles. Tout un rituel. Avant la station sa voix descend du haut-parleur, une voix profonde, superbe, de chanteur d'opéra ou de chantre orthodoxe, psalmodiant la même litanie consacrée :


Baltimore... Nous arrivons à Baltimore... Les passagers pour Baltimore sont priés... Prochain arrêt, Baltimore...


Booltimore... Booltimore... Le nom de chaque station est répété une dizaine de fois. Non, l'homme ne nous prend pas pour des sourds ou des demeurés, il joue simplement son rôle de célébrant avec toute l'application, la dignité requises, et cela me ramène bizarrement à mes années d'enfant de chœur, à ce passage dans la liturgie de saint Jean Chrysostome où le diacre invite les catéchumènes à quitter l'assemblée, répétant le mot catéchumène obstinément. Comme si ce banal voyage était une cérémonie, un parcours initiatique, alors même qu'au bout du chemin ce jour-là rien ne m'attend d'extraordinaire, aucune entrée dans une religion nouvelle, et au bout de ma vie non plus.

Pourtant, à chaque fois que le train, avant de traverser une gare sans s'arrêter, ou pour on ne sait quelle raison, lance un ou deux coups de sifflet, plus ou moins longs, quelque chose remue au fond de moi. Comme si ce signal d'avertissement banal m'était en même temps adressé, comme si quelque chose d'obscur m'appelait depuis les années anciennes. Ce son-là, j'ai déjà dû l'entendre. La sirène des quelques bateaux que j'ai pris en Grèce au fil des ans ? La corne de brume dans mon enfance, tout au bout de la côte bretonne ? Ou ce film des années trente, où un autre train américain emmène vers Miami un couple amoureux ? Ou rien de tout cela, comment savoir, et le train de loin en loin répète son message — joyeux ou désolé, anxieux ou serein, je ne sais même pas —, son appel patient, bienveillant, comme pour me donner une dernière chance, à moi qui ne comprends toujours pas, qui me souviens seulement soudain de ce jeune garçon dans un livre, qui lors d'une promenade en voiture voit un bouquet d'arbres lui faire de grands signes sans qu'il puisse les déchiffrer, et qui s'en désole, comme s'il venait «de perdre un ami, de mourir à [soi]-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu». Après avoir beaucoup perdu son temps, il le retrouvera, deviendra un grand écrivain, lui, l'un des plus grands qui soient, tandis que moi, dont les ambitions sont moindres, je ne suis pas triste comme lui, j'écoute cet appel mystérieux avec juste un peu de mélancolie, je me réjouis même de recevoir encore des appels, et je me dis que ce qui est remué en moi touche simplement, sans doute, au besoin d'écrire, au devoir de chercher le sens des signaux, de m'évertuer à les mettre en mots, jusqu'au bout. Et de me réjouir même quand je n'y parviens pas.



Ça ne va pas lui faire peur, à Santa Claus ?
So cute !


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°244 en février 2024)