MES MILLIERS D'ENFANTS


J'ai quatre enfants et m'en tiendrai là, mais j'en ai eu bien plus : quatre mille élèves en près de quarante ans. Ces derniers ont certes moins compté que les vrais, mais ils n'en ont pas moins tenu, et tiennent encore, une large place dans ma vie. Michel n'a sans doute pas été un excellent père de famille, mais j'accorde un peu plus que la moyenne à Volkovitch le prof. Il a beaucoup donné. Et beaucoup reçu. Ces chers petits ne m'ont sans doute pas tous aimé, mais quand je regarde en arrière c'est une foule paisible que je vois, d'où se détachent des visages souriants et même des yeux qui brillent.

J'ai gardé le contact avec certains anciens, plus ou moins longtemps. D'abord, j'ai épousé Carole qui partage désormais ma vie, et fréquente du même coup ses copines d'alors, Dominique, Ghislaine et Danielle ; nous avons hébergé longuement Claudia, aujourd'hui comédienne ; j'ai déjeuné chez Frédérique dans sa péniche et l'ai revue dans sa librairie ; j'ai pris le thé chez Meghan, et invité chez moi, entre autres, Alix, Anne-Claire, Anne-Laure, Aliénor, Marie-Odile, Dorothée, Sarah, Clara, Circé, Steven, Séverin, Jacky, Joseph, et Mickaël aussi, petit déconneur marrant, viré du lycée, qui rêvait d'être journaliste et mourut à vingt-sept ans, suicidé sans doute. Le plus souvent, on se revoit pendant un an ou deux, puis la vie nous sépare ; mais Rockia la fidèle m'envoie des vœux tous les ans et on se téléphone ; Aurore m'a invité pour fêter ses trente ans ; j'ai revu Gaëlle la chanteuse à Montréal et la reverrai encore ; de passage à Thionville, en 2017, j'ai dîné un soir de ramadan chez ce cher Mohamed, rescapé de l'inoubliable 1re D de 1993 à Brimeil ; quant à son pote Barthélémy, que je n'ai pas revu depuis, hélas, il est volkonaute et m'envoie des mots sympa depuis la Suisse.

J'oublie sûrement beaucoup d'entre eux, mais comment oublier Line ? Pendant un quart de siècle nous avons dîné ensemble plusieurs fois par an, et raconté nos vies. Il y a deux ans, elle n'a pas répondu à mon mail. Au suivant non plus. Déprimée ? Marre de moi ? Ayant trop peur d'un troisième silence, je me suis tu. Elle me manque.

J'ai gardé tous mes carnets de notes et même toutes les fiches individuelles que je faisais remplir le premier jour. De temps à autre je les feuillette, me désolant de tous ces noms qui n'évoquent plus rien (certaines classes devenues totalement étrangères) ; me réjouissant soudain lorsque certains revenants surgissent ; triste à nouveau de ne pas savoir ce qu'une telle ou un tel devient. Je cherche sur Internet. Facebook, ce poison, sait parfois se rendre utile. Il m'arrive de retrouver une trace, quelques infos, une photo. Je me décide parfois à contacter certains. Je ne crains pas d'être déçu. Je ne l'ai été qu'une seule fois, par un garçon qui pétillait à dix-huit ans, éventé à quarante. Et quand bien même. Découvrir que quelqu'un a changé, en bien ou en mal, à peine ou profondément, trouver tout épanouie la fleur naguère en bouton, ou voir émerger, dans un visage inconnu, la fraîcheur juvénile d'antan, c'est une espèce d'aventure, c'est ce qui métamorphose la vie en roman, c'est le temps à la fois perdu et retrouvé.

Tiens, Fei-Bi sur FB. Son bébé dans les bras, tous deux très beaux. Fei-Bi a quarante ans ! C'est idiot, je sais bien que mes élèves ont une vie personnelle, que leur passage dans la mienne a duré un ou deux ans, trois fois rien pour eux, mais que Fei-Bi ait poursuivi sa route comme si de rien n'était, après avoir vécu avec ses copines et moi l'épisode fabuleux de 1996, dans le rôle de la princesse (cf. Mes écoles, «La bande à Fei-Bi», sur ce même site), cela me semble tout de même étrange.

J'aimerais m'assurer que Sedami la Béninoise, qui me confia un jour son désespoir d'être ignorée par les garçons (bande de petits cons), s'est rattrapée depuis, mais elle a disparu comme un fantôme. Je déplore aussi d'avoir oublié le nom de cette jeune révoltée, en terminale littéraire, qui avait vidé un jour une poubelle sur la tête d'un prof, et dont j'ai lentement gagné la confiance — l'une de mes grandes fiertés. Elle était, je crois, la meilleure en philo. Quel genre de femme est-elle devenue ? Ne pas le savoir, ne pouvoir discuter avec elle, cela me chiffonne encore trente ans plus tard.

Et les trois charmantes punkettes au lycée de Chèvres, filles délicieuses ? Ça donne quoi, une punkette vingt ans après ?

Bizarre, je voudrais même revoir Patrick — celui que j'ai appelé Paul Khilkil, dans Mes écoles toujours («Ça chauffe à Brimeil»). Ce fut l'un de mes rares esclandres, j'entends encore la porte de la classe claquée par lui à toute volée. Pourquoi le retrouver, ce trublion ? C'est comme si cet affrontement violent nous avait mystérieusement liés, comme si la paix attendait toujours d'être signée officiellement. Je viens de dénicher son adresse et celle de son boulot, je m'imagine débarquant sans prévenir dans son agence immobilière à Bussy-Saint-Georges, Patrick, tu me reconnais ? Je passerais pour un fou.

J'ai proposé à Fei-Bi de boire un verre, sans souhaiter ressusciter l'ancienne magie, bien sûr, mais par curiosité devant ce personnage désormais légendaire, et afin de la remercier pour ses charmants dessins et les histoires débridées qu'elle inventait. Elle a répondu que son jules ne voulait pas qu'on se voie. Mon Dieu, comme si j'allais... Le pauvre Othello n'a rien compris au film.

Jusqu'ici j'ai surtout évoqué Brimeil, mais mes neuf dernières années, passées au lycée de Chèvres, n'ont pas été moins riches et moins douces. Entre chez moi et le Parc où je monte courir, dans les rues Bécasse, des Petits-Frères et du Veilleur, je passe devant pas moins de sept maisons où vécurent des élèves à moi. Tous envolés, devenus grands. Du moins le croyais-je : il y a quelques semaines, en redescendant du Parc, je croise une femme qui me lance, Bloody Patterns ! L'inconnue, dont j'ai oublié le nom, hélas, est venue habiter dans le coin ; elle se souvient non seulement de moi, mais de ce nom plaisant dont je baptisais ma liste de structures grammaticales. Je peux mourir, me dis-je alors, mon œuvre restera !

Doucement, mon vieux. Quelques jours plus tard, venue soigner Carole, l'infirmière me dit, Je vous ai déjà vu quelque part, était-ce au lycée de Chèvres ? Je consulte mes archives : Yasmina m'a eu comme prof il y a vingt ans, et l'avait oublié. On est peu de chose.

Moi, en tous cas, je me rappelle bien la terminale SMS de Yasmina, des futures aides-soignantes, adorables. J'avais dit au conseil de classe, J'aimerais être soigné par elles une fois vieux. Nous y sommes presque.

Marianne aussi est restée à Chèvres. Je l'ai retrouvée grâce aux Ukrainiens qu'elle a hébergés avant nous. Elle habite avec son mari et ses enfants, en bordure du Parc, une maison qui voilà trente ans, je le raconte dans mon Bout du monde, me clignait mystérieusement de l'œil — je sais à présent pourquoi.

Quatre mille enfants, donc, dont même pas quarante mentionnés ici — moins d'un pour cent de l'effectif. Certains sont-ils devenus célèbres, ou du moins connus ? Marion écrit dans Le Monde, Alicia dans En attendant Nadeau, et Anne, qui enseigna la sociologie à Nanterre, a publié des livres sur le mouvement anarchiste, bravo. Mais je n'en vois que deux qui aient accédé au statut de star en apparaissant, honneur suprême, à la télé. Deux qui s'opposent de façon frappante, comme la lumière et l'ombre.

La lumière, c'est William, ancien de Brimeil, journaliste, qui a longtemps présenté les infos du soir sur Arte : fin, précis, lucide, mesuré, profondément démocrate. Exemplaire.

L'autre ? Il y a bientôt vingt-cinq ans, à Chèvres, il s'appelait Stellio et je n'ai rien remarqué d'anormal chez cet élève moyen, peu loquace — à part, peut-être, un petit sourire en coin. Le taiseux parle à présent, énormément, avec une éloquence indéniable, des flots enflammés sortent de sa bouche et il a revêtu un nouveau nom comme d'autres une armure : c'est lui, Kemi Seba, porte-parole auto-proclamé de l'Afrique noire, grand pourfendeur de Blancs, véhément, violent, plus raciste encore que nos fachos hexagonaux. J'écoute sur Youtube, fasciné, ses terribles discours. Celui de Moscou est le pire. Où a-t-il été infecté, ce fils de bourge grandi dans nos belles banlieues sages ? Pour un peu j'aurais honte, comme si cet œuf pourri dans ma couvée, c'était ma faute. Le racisme des Noirs me choque plus que tout autre, j'ai tendance à les croire tous gentils, comme si Blancs et Noirs n'étaient pas aussi riches en salopards les uns que les autres, fraternellement.

Mais c'est l'ensemble de mes chers élèves que naïvement j'idéalise. Il y a sans doute eu dans le tas un certain pourcentage de crapules et de crapulesses, que je n'ai pas repérés, et davantage encore de réfractaires à mes méthodes pas toujours orthodoxes. Ils n'ont pas jugé bon de se manifester et c'est bien ainsi. Je m'imagine quelquefois dans un roman écrit par l'un d'eux, atrocement caricaturé, mais pas de panique, il y a peu de chances. Et c'est un grand luxe de pouvoir se dire, avant même d'être mort, que tout compte fait on a réussi une partie de sa vie — semble-t-il.


Qu'êtes-vous donc devenus ?
Lycée de Chèvres, 2004-5. La seconde 10 au complet.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°241 en novembre 2023)