VIEILLES DOULEURS


Quarante ans après j'ai oublié le titre du film. C'était une histoire vraie qui se passait en Suisse, je crois. Sûrement pas en France — trop coincés, les Gaulois. On suivait une équipe de travailleurs d'un genre spécial, payés par l'État me semble-t-il, qui rendaient visite à des personnes esseulées pour leur apporter du plaisir. LE plaisir, celui des jeux amoureux.

Ce docul embellissait les choses, naturellement. Il ne montrait pas les vieux les plus délabrés, les handicapés les moins alléchants. Dans la seule scène dont je me souvienne, l'un des bons samaritains donnait sa douche à une délicieuse petite blonde sans bras ni jambes qui l'éclaboussait de ses rires.

Cette initiative helvétique m'a longtemps fait rêver. Il y avait là une dimension évangélique, dont je m'étonnais qu'elle ne fût pas tolérée, voire bénie par nos religions chrétiennes auto-proclamées. Je serais volontiers parti en mission à mon tour : le saint-bernard qui somnole en moi se sent par moments appelé à courir, son tonnelet de rhum au cou, vers les accidentés de la vie — ou plutôt, les accidentées. À aider, à aimer sa prochaine. Trois obstacles ont brisé mon élan. Je n'ai pas le privilège d'être Suisse ; j'ai eu très tôt un métier assuré — métier qui me permit de contempler, plusieurs fois par semaine, de jeunes et ravissantes créatures ; j'ai non moins tôt embrassé la vie conjugale et les limitations qui en principe l'accompagnent.

Sauf que, voilà bien des années, une recherche m'ayant conduit aux archives d'une noble institution, on m'a envoyé tout au fond d'un long couloir sinistre dans un bureau minuscule et totalement nu où m'attendait une désolante créature. Jeune encore apparemment mais sans âge, malingre et même déjetée, le visage ingrat comme le corps, elle m'écoutait débiter ma demande avec un air de chienne battue et j'ai soudain senti mon cœur battre ses grands coups. Il fallait d'urgence trouver les mots pour éclairer le désert de ce visage, serrer dans mes bras ce corps dédaigné de tous, offrir à ce corps et à cette âme les joies qu'ils n'osaient même pas espérer.

Oui mais ensuite ? Prendre en charge l'infortunée, lui sacrifier une partie de mon précieux temps, puis la quitter fatalement, pour une autre plus malheureuse, la blesser affreusement, la laisser retomber plus bas encore qu'elle n'était avant que j'apparaisse ? Mes douces paroles me sont rentrées dans la gorge et j'ai tenté, quittant la pauvre enfant, un sourire enjôleur, dégoulinant de bonté, dont je crains que l'effort ne l'ait changé en vilaine grimace.

Ma vocation, je m'en suis vite rendu compte, est moins l'aide aux jeunes disgraciées que l'assistance aux vieilles dames. Plutôt qu'allumer un feu, il est plus facile, et plus émouvant, de raviver les braises de brûlants souvenirs. Et puis la confidence d'une jeune amie m'a fort impressionné : ayant demandé à une octogénaire ce que devenait le désir dans le grand âge, elle avait reçu comme réponse : «Intact !»

Il fallait le vérifier.

Quelques années ayant passé, jeune encore, j'ai commis l'acte de chair, je le confesse, avec une dame bien engagée dans la septantaine. Oui mais, dotée d'une vitalité agressive, le désir à l'air sous sa robe, ma bacchante n'avait rien d'une nécessiteuse, et j'ai appris plus tard que je n'ai pas été sa dernière victime. Son caractère, bien trempé lui aussi, torpilla presque aussitôt l'expérience, grâces lui soient rendues.

D'autres fois, par la suite, j'ai cru pouvoir me rendre utile. J'ai subi de nouvelles tentations, au fil des ans, auprès d'attendrissantes octogénaires. J'aurais voulu, au moment de les quitter, m'attarder en leur faisant la bise, les serrer dans mes bras, et advienne que pourra. Les embrasser ? Masser longuement leurs vieux dos douloureux, leurs pieds souffrants ? J'aurais même pu me contenter, si elles le souhaitaient, d'un simple câlin presque innocent. Seulement voilà, j'étais intimidé devant elles comme un puceau, comme autrefois, dans mon adolescence calamiteuse, face aux petites déesses que je croyais intouchables.

Enfin, plus tard encore, voici Agathe. Une femme admirable, artiste, grande randonneuse, qui a bien rempli sa vie. Elle a dépassé la nonantaine et se désole : Vous comprenez, moi qui trottais pendant des heures, je suis épuisée quand je marche un kilomètre. Depuis un an je n'arrive même plus à faire le poirier !

Ce jour-là, dans la rue, sans prévenir, alors que nous ne sommes pas intimes, la voilà qui part dans les confidences. Elle est amoureuse d'Albert, qui a juste son âge et qui en pince pour cette idiote d'Amélie, une jeunesse de soixante-quinze ans. Agathe soupire : Je voudrais lui faire des pipes, mais il s'en fout, il ne regarde qu'elle...

Un petit mot, «intact», fait gling dans ma tête.

Je sens que le jour approche.

Les hasards de la vie nous font loger dans le même hôtel, lors d'un congrès à l'étranger. Après l'ennuyeux dîner officiel je la raccompagne jusqu'à sa chambre. Je nous revois sur le pas de la porte, prolongeant les adieux comme si nous ne voulions pas nous quitter. Ma bise qui s'attarde, mes bras autour d'elle, ma main dans ses cheveux blancs. Son air éberlué, son regard qui m'interroge. Mes doigts effleurant son visage, lissant ses rides. Elle ferme les yeux.

Non, j'ai fantasmé tout ça. Ce soir-là je l'ai laissée tranquille. Quelques mois plus tard j'ai appris qu'elle avait eu un AVC. Nous sommes allés la voir à l'hôpital, Albert, Amélie et moi. Elle ne pouvait plus parler mais ses yeux bougeaient encore dans son visage figé. On nous a dit qu'elle n'en avait plus pour longtemps. Je suis revenu le lendemain, seul, pour lui dire adieu. J'avais décidé de l'embrasser, sans savoir si elle s'en rendrait compte. Le dernier baiser de sa vie, elle qui en avait tant reçu.

Pas d'infirmière dans les parages. Je me suis approché du lit, des yeux d'Agathe tournés vers moi, de sa bouche tordue. Et je n'osais pas, ce jour-là non plus. Pauvre nul, incapable de ranimer la vie, même pas fichu de jouer les anges de la mort.


Blanche-Neige aux cheveux blancs
Le baiser de mort.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°185 en mars 2019)