BRAVO, LA VIEILLE


Tiens, la neige.

Autrefois — autrefois dans mon enfance, ou dans les livres ? — il neigeait tous les ans. On savait que la neige viendrait, on ne savait pas quand. Je me souviens d'un 28 novembre tout de blanc vêtu, et mes parents l'ont vue un jour tomber sur le muguet du 1er mai. Elle se contentait parfois du service minimum, visite de politesse, une demi-journée au plus profond de l'hiver, mais elle s'est installée chez nous une fois, je crois, pendant deux semaines. Rassurant, ce retour éternel. Et plaisantes, ces menues variantes. Il en serait toujours ainsi, pensions-nous ; ou du moins, le changement serait si lent que nous serions morts avant d'en prendre conscience.

Oui, mais comme chacun sait — sauf les aveugles volontaires —, la planète a la fièvre. Les hivers doux se multiplient, sans épargner notre Île-de-France, au climat déjà plutôt clément. Il y a quelques années, le magnolia du jardin a même fleuri en janvier. Il en est mort deux ans plus tard. Cette année, décembre a été froid, ouf, mais sec. La neige nous attendait à Montréal où nous allions fêter Noël ; non plus invitée discrète, mais géante, pesante, arrogante, propriétaire des lieux, se vautrant partout sans gêne pendant plusieurs mois. Au retour en France, excès inverse : tiède et mouillé, ce janvier annonce une fin d'hiver mollassonne. On s'y résigne, après tout la tiédeur a ses avantages, laissons-nous aller, savourons cette vieillesse douillette, et c'est alors que voltigent quelques flocons. Oh, presque rien, c'est comme une brise infime, comme une petite vieille qui passerait sans s'arrêter, discrète, agitant à peine la main, juste un petit coucou, un adieu peut-être. Mais, comme si d'être sortie la requinquait, la voilà qui esquisse un pas de danse, joueuse comme une jeunesse et elle s'étend même timidement sur le sol, s'effaçant aussitôt des routes pour ne pas gêner, poudrant à peine le nez des arbres — tout cela plutôt symbolique, histoire de nous relier à la chaîne des années, de nous maintenir dans la grande roue du temps, de faire tourner encore un peu le cycle des saisons qui roule cahin-caha malgré son pneu qui se dégonfle.

Le lendemain matin elle fond peu à peu, jardins et trottoirs ne sont plus couverts que d'un manteau mité, aux trous béants, mais elle s'accroche et voilà que dans les airs on dirait que oui, ça recommence. Lentement, longuement, juste un peu plus fort qu'hier, trotte-menu comme un vieux marathonien qui s'échauffe, dont les forces reviennent en courant. De toute la nuit elle ne va pas ralentir, pas dormir et le lendemain matin, sous ma fenêtre, à perte de vue, tout est blanc.

Ne sous-estimons pas les vieux.

Ce matin-là tend la main à beaucoup d'autres, vécus ou rêvés. Ce matin-là est un cadeau. Le monde apparaît à la fois tout neuf et très ancien, la lumière à ma fenêtre en même temps plus vive et plus douce, et devant tout ce blanc, sur les toits, les trottoirs, les arbres et les pelouses du square d'en face, ce blanc qui rend visible le froid du dehors, la maison paraît plus chaude que jamais. La neige a mis une sourdine aux bruits du monde, on se rapproche du silence, du parfait recueillement. Sur l'écran la page blanche m'attend. On va bien travailler. Bravo, la vieille.


Si seulement l'horrible pâtisserie blanche derrière pouvait fondre aussi...
Février 2018


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°174 en mars 2018)