PAYS PERDU


Mon premier poste, il y a près d'un demi-siècle, fut Brimeil. Autant dire le bout du monde. Arrivé au terminus du RER, il fallait encore monter la côte sur un kilomètre, en car ou à pied, jusqu'au lycée. Plus loin c'était la forêt, la fin de la banlieue.

Il y avait au lycée deux familles de profs : les jeunes fraîchement nommés, qui venaient de Paris en RER ou en voiture, et les aînés qui résidaient aux alentours, dans les dernières banlieues (Brimeil, Sucy, Valenton) ou les premiers villages (Yerres, Marolles, Noiseau). Ceux-là étaient des privilégiés, des êtres supérieurs, qu'on se figurait coulant des jours heureux dans leurs thébaïdes, cultivant leur jardin après les cours. Les élèves, eux, nous arrivaient pour la plupart en bus depuis une douzaine de communes, parfois plus éloignées encore, Villeneuve-Saint-Georges ! Lésigny !

Ces régions mystérieuses au-delà du bois de la Grange et des forêts de Boissy et Grosbois, ces lieux en suspens qui ne sont plus la campagne et pas encore la banlieue, je n'ai fait longtemps que les rêver sans les connaître. J'ai attendu dix ans avant de les explorer. Courant le samedi à l'aube, agrandissant peu à peu mon territoire, j'ai découvert ces forêts, ces villages anciens, ces lotissements nouveaux, ces ultimes prairies, tout cela encore endormi si tôt le matin, entraperçu avant que je rebrousse chemin vers ma base lointaine, si bien que ce pays tranquille et sans histoire n'a cessé de garder pour moi, depuis, quelque chose d'irréel.

Chercher mon chemin avant le jour, seul dans le bois Notre-Dame que la nuit d'hiver avait rendu immense, prit pour moi des allures d'aventure. Le petit bois derrière le lycée, lui, fut vite apprivoisé. Il donnait de l'autre côté sur une allée d'une largeur étrange, et c'est là, côté Villecresnes, qu'habitait Jacques Legrand.

Il enseignait l'allemand au lycée. Courtois, cultivé, adepte de la cravate, du fume-cigarette et du vouvoiement, il détonait dans notre salle des profs plébéienne. C'était surtout un traducteur connu, qui m'en imposait fort, moi qui débutais. Il avait même causé à France-Culture ! Sa petite maison devant laquelle je passais parfois, avec son carré de pelouse et ses deux chaises longues, était l'image des joies simples et de la sagesse.

Plus tard, on a fait passer devant sa porte la nouvelle ligne du TGV. La très grande vitesse au pays de la lenteur. Au dernier moment, on a bien voulu cacher le monstre dans un tunnel, préservant ainsi le minuscule Éden de Jacques Legrand. Plus tard encore j'ai quitté le lycée de Brimeil, mais Carole une fois entrée dans ma vie, nous sommes allés parfois chez sa mère à Santeny, loin là-bas, vers Brie-Comte-Robert. Puis la belle-mère a rejoint Paris, et depuis lors plus rien ne nous attire dans ces lieux écartés. Revoir certains élèves ? Ils me disaient s'ennuyer si loin de tout, ils sont sûrement allés voir ailleurs. Les collègues ? Jacques Legrand est mort, très âgé, avant ma visite sans cesse remise ; et Pierre Vallas avant lui, le plus gentil des hommes, qui offrait des bonbons aux élèves, qui voyait le lycée depuis ses fenêtres et s'en réjouissait ; et Miguel Galan le grand raconteur d'histoires ; et d'autres encore. Quelques uns survivent sans doute, mais dans quel état ? La prof de russe, Odile, qui avait mon âge, est sûrement restée vaillante, mais le temps manque, tout s'effiloche.

Je n'ai plus rien à faire dans ce pays perdu. Cette partie de ma vie — le lycée, les grandes courses à l'aube — est morte. Je la regarde comme la terre en dessous qui s'éloigne quand l'avion s'envole.

Mais voilà qu'un livre, tiré au sort par Carole pour mes lectures de ce mois, me ramène dans le passé. L'auteur de Chemins des champs, rues de village, Jean-Pierre Nicol, me l'a offert dans les années 90. Il avait lu dans mon premier bouquin une page sur un lieu qu'il aimait : un champ près de chez lui, à Mandres-les-Roses, au début de la descente vers Boussy-Saint-Antoine. Un champ menacé de tous côtés par le béton, et qui résistait toujours. Le père de l'auteur, Pierre Nicol, ancien conseiller municipal de Mandres, avait enseigné l'histoire au lycée de Brimeil vingt ans plus tôt ; intarissable conteur, joyeux, délicieux, c'était l'un de ces personnages qu'on n'oublie pas.

Jean-Pierre, fils de Pierre, avait poussé la piété filiale jusqu'à devenir historien comme son père. Son livre puise dans les archives paternelles pour offrir un portrait exhaustif des environs de Mandres et de Mandres elle-même, qu'il étudie rue après rue, s'attachant à la toponymie où affleure tout un passé disparu.

Charmant village, ce Mandres, plutôt bien préservé alors, du moins au centre, autour de l'église. Il a sûrement gardé une bonne partie de son charme — même si je doute que mon champ soit encore vivant. Entre tous ces noms que j'égrène ici comme les perles d'un collier, celui de Mandres-les-Roses est sans doute le plus beau, avec ceux de Brunoy et Montgeron ses voisins : pas seulement à cause des roses, mais pour cette rondeur douce, discrètement vibrante, qui émane de chacun d'eux, quintessence d'Île-de-France et de campagne d'autrefois.

Vais-je lire in extenso l'ouvrage de Jean-Pierre Nicol ? Il faudrait être un familier du coin. Je ne ferai que le parcourir, comme je passais jadis dans les rues de Mandres sans m'arrêter. Pourtant ce livre m'émerveille. Est-il besoin de lire un livre pour l'aimer, pour être remué par lui ? Il suffit parfois de savoir qu'il existe. Grâce à celui-là je prends mieux conscience que le moindre lieu est un étagement vertigineux de personnages et d'actions anciennes. Tenir entre mes mains ce mémorial, cette corne d'abondance, cela suffit pour me griser. Même si en même temps je ne tourne pas ces pages sans un brin de mélancolie. Elles me le rappellent sournoisement : je n'ai rien vu à Mandres-les-Roses. Tout ce fourmillement d'histoires, d'infimes trésors, je suis complètement passé à côté. J'ai laissé l'assiette à peine entamée, j'ai bâclé le boulot — comme quand nous lisons un livre, toujours dix fois trop vite, restant à la surface, ignorant l'essentiel de ses profondeurs cachées.


Ils ont disparu sans crier gare.
Il y avait même des trains jadis !


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°170 en novembre 2017)