JEUNES DÉESSES


La première fois qu'elles me sont apparues, il y a un quart de siècle, à l'approche d'une île grecque — debout sur une crête, grandes, fines, blanches, et leurs ailes qui tournaient —, je les ai tout de suite aimées. Bien sûr, l'écolo que je suis ne pouvait que saluer en elles des machines bienfaisantes, convertissant le vent à peu de frais en précieuse énergie, et l'on ne peut qu'admirer ici l'ingéniosité humaine, capable quand elle veut de travailler à autre chose qu'à détruire.

Mais mon bonheur en les découvrant allait au-delà de l'utilitaire. Quant à dire que je les ai trouvées belles — à l'image de leur nom, «éoliennes», aérien, fluide, auréolé comme elles d'un bourdonnement léger —, cela me semble également réducteur. Il y avait en elles davantage que de la beauté — ce mot commode mais vague. Je pressentais là quelque chose de magique — encore un pauvre mot. Les apercevoir là-haut, c'était une surprise et en même temps une évidence. Elles semblaient se trouver là depuis quelques heures, ou des dizaines de siècles. Elles pouvaient être l'œuvre toute neuve d'un artiste fou, ou des jeunes femmes revenues en procession, selon la coutume, pour célébrer un culte immémorial.

De les rencontrer en Grèce — terre demeurée secrètement païenne, malgré la mainmise d'une religion plus récente —, m'a aidé à voir dans ces géantes des êtres supérieurs ; des prêtresses, montées sur les sommets pour s'approcher des dieux, levant vers eux leurs bras tournoyants, psalmodiant leur mantra sans fin jusqu'à l'hypnose ; ou mieux encore, des déesses, descendues sur les hauteurs, dans des lieux solitaires, à distance de nous, à la fois indifférentes et bienveillantes, nous envoyant des signaux mystérieux, simples pourtant, la même phrase infiniment, patiemment répétée en attendant qu'un ou plusieurs parmi nous la déchiffrent un jour.

Tout ce que je développe aujourd'hui était resté, à l'époque, largement inconscient. Mais ce matin, dans le TGV qui m'emmène en province, tandis que je les contemple déployées dans la plaine au loin, ensemble et en même temps séparées par la même distance rituelle, l'impression trouble de jadis est désormais claire comme le jour.

Je sais que ces bonnes géantes ne sont pas bien accueillies par tout le monde, qu'on les accuse volontiers de mille maux. Quoi de plus normal que ces réticences ? Partout, toujours, les nouveaux venus sont mal reçus, et les prophètes persécutés.

On les dit dangereuses pour la santé de ceux qui vivent près d'elles, et c'est sans doute vrai. Le sacré, comme toute force active, ne doit être approché qu'avec précaution et parcimonie. Il irradie, il brûle. Il nous fait signe d'approcher, mais pas trop.

On prétend que leurs silhouettes abîment les paysages, et même ceux qui admirent leur beauté doivent convenir qu'elles modifient les lieux déserts, en leur faisant perdre leur sauvagerie, leur virginité. Mais ne l'oublions pas : elles sont provisoires. Un jour on inventera d'autres sources d'énergie, moins voyantes, et celles-ci s'en iront, comme les dieux anciens, sans même laisser comme eux des temples en ruines.

Le train tourne, elles disparaissent et je me dis : Vieux farceur, tu ne vas pas nous faire croire que te voilà devenu païen !

Eh bien si, dans un sens. Je ne vénère pas Zeus ou Hermès, je ne vais pas leur rendre un culte, mais j'ai cessé de croire en un dieu unique. Je crois que la question de savoir s'il y a un dieu, ou plusieurs, ou rien du tout, dépasse largement nos faibles entendements ; polythéisme, monothéisme et athéisme sont à mes yeux trois approches également maladroites d'une même réalité insaisissable. Simplement, l'idée qu'il y a dans les choses et dans les personnes, parfois, quelque chose de mystérieux, de bien plus grand qu'elles, qu'on appellera divin faute de mieux, cette idée me paraît juste.

Je retourne à mon livre, les très belles nouvelles d'une jeune femme, née en Inde, installée aux Etats-Unis et encore inconnue ici : Vandana Singh. Or en tournant la page, voici un manguier, «un arbre vénérable, une sombre déesse aux multiples bras dont les troncs labyrinthiques se dressaient vers le ciel, chargés de longues feuilles vertes et luisantes qui murmuraient comme des prêtresses».

Déesse... prêtresses... Ainsi donc je ne suis pas seul. Curieuse coïncidence. Je lève le nez. Le train passe devant des arbres, plutôt ordinaires, dont j'ignore le nom, mais que soudain je vois avec d'autres yeux. Pendant un court instant l'homme à peu près moderne que je suis retrouve en lui-même l'ancêtre très ancien, pour qui le monde était peuplé de forces secrètes et de merveilles diverses, un ancêtre qui détenait des pouvoirs et des secrets que j'ai perdus. S'il m'était donné de le rencontrer, je le saluerais respectueusement. De même, si le train s'arrêtait là, je pourrais presque parler avec ces arbres, soit par la pensée, soit en posant ma main sur le corps de l'un d'eux, comme je l'ai déjà fait quelquefois jadis ; je voudrais même, cette fois, m'incliner humblement.

Le train tourne à nouveau, je réintègre mon siècle, mais quelque chose a changé, j'ai en moi peut-être une précieuse petite graine qui germera un jour.


…et moulin avant.
Moulins d'aujourd'hui…


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°165 en juin 2017)