LA GRANDE FAMILLE


J'ai un peu résisté. Sans trop d'espoir. Je voyais autour de moi des amis estimables, de grands esprits, s'y mettre sans états d'âme, s'y adonner tout naturellement avec délectation, chanter sans honte ses louanges. Une amie chère m'a fait une scène, et pendant longtemps a cessé de m'écrire, parce que je refusais de succomber moi aussi. Elle aurait dû être un peu patiente : nous sommes tous, nous le savons, condamnés à plus ou moins brève échéance, nous allons tous rejoindre un jour la grande famille Facebook.

Facebook, Amazon, Google, nos riches cousins d'Amérique, nos envahissants grands frères installés sans gêne chez nous, se mêlant de tout, parlant fort, pieds sur la table, ouvrant nos tiroirs et nos albums photo. Frères, cousins ? Mon cul. Des parrains plutôt.

Des rouleaux compresseurs géants écrasant tout sur leur passage.

Je dépose les armes à mon tour, d'accord, mais que ce soit bien clair : je ne cède pas à titre personnel. J'ai pour seul but le bien de mes éditions. On m'a fait comprendre quel outil publicitaire irremplaçable j'ai là. Facebook ? Un meuste. Seulement voilà : pour ouvrir une page Miel des anges, il faut d'abord, on se demande pourquoi, ouvrir une page Volkovitch. Une page ou un compte ? Je ne sais pas comment on dit dans le jargon. Je ne sais même pas pourquoi un compte s'appelle un compte, alors qu'il n'y a pas d'argent à gagner. Enfin, s'il n'y avait que ça.

Ça y est, j'ai ouvert les deux pages. Ou plutôt, Carole l'a fait pour moi. Et je n'y comprends que couic. Il y a différentes cases, dont l'une pour écrire des trucs et coller une image, c'est ça qu'on appelle un mur ? Qui va venir voir ça, qui va voir quoi de ma page ou de mon mur ? Qui est reaché, qui ne l'est pas ? Je bombarde de questions Carole, qui souvent peine à répondre. Je me sens vieux, ringard, infirme. Il faudrait demander à des jeunes, mais ils ont du mal à expliquer, soit qu'ils ne comprennent même pas que nous ne comprenions pas, soit qu'eux-mêmes aient de la chose une connaissance instinctive, innée, en deçà des mots.

Le plus simple, c'est mes annonces publicitaires. J'aime assez les rédiger. La nécessité d'être bref et simple me convient. Excellent exercice. D'autant qu'on ne travaille pas en vain : certaines personnes reçoivent le message, on a même le nombre exact (l'ont-ils lu, on ne sait), quelques uns joignent un mot gentil, genre bravo, formidable, c'est bien Michel, continue. Toutes ces gentillesses n'ont sans doute aucune répercussion sur les ventes, on se demande même parfois si féliciter sur FB ne dispenserait pas d'acheter le bouquin, mais oublions ce détail. Grâce à FB, c'est vrai, on se sent moins seul.

Le but du jeu, m'a-t-on expliqué, c'est de se faire le plus possible de friends, pompeusement appelés amis. Ceux qu'on sollicite en les gougueulisant, ceux qui vous sollicitent (des inconnus le plus souvent, comment ont-ils eu vent de mon existence ?), et ceux qui apparaissent dans un long déroulant-file-d'attente, choisis pour nous par FB on ne sait trop pourquoi parfois, en vertu d'on ne sait quels algorithmes — encore un de ces mots qu'on emploie sans comprendre, aux allures d'abracadabra. Il y a dans le tas, c'est normal, des gens qui ont avec nous beaucoup d'amis communs, mais aussi d'autres qui n'en ont pas un seul, des jeunes femmes surtout, bien roulées, peu vêtues, dont les amis (on a dans un coin les photos de neuf d'entre eux) sont tous des vieux moches, éparpillés un peu partout dans le monde, et l'on comprend alors que FB est devenu, y compris littéralement, un immense bordel planétaire.

Un jour, l'une de ces filles s'offre à l'internaute avec pour tout vêtement une culotte mouillée entre les jambes. On a beau ne plus s'étonner de rien, là tout de même on sursaute en découvrant ça chez l'ambassadeur de la pudibondissime Amérique, chez FB le cul-serré en chef, le Père Fouettard de femmes à poil, qui bannit jusqu'aux tétons des statues ! Ce n'est peut-être que de la pisse après tout, me dira-t-on, et les fins limiers de la multinationale n'ont pas encore eu le temps d'aller humer le corps du délit pour s'en assurer, accaparés qu'ils sont par la chasse aux tableaux de Courbet ou du Titien, ces dangereux pornographes. Soit.

L'ai-je bien fait comprendre ? J'ai beau me forcer à rire jaune, je hais FB de toute mon âme. En même temps, je le reconnais à contrecœur, tout n'est pas si simple. Je lui dois quelques beaux moments, à FB. Parmi ces nombreux messages d'amis, on trouve aussi de vrais amis, sans italiques, dont le nom fait l'effet d'une oasis dans le désert. C'est DD, par exemple, mon condisciple d'il y a cinquante ans, jamais revu depuis, qui surgit du fond du passé, qui m'invite à déjeuner, avec qui je parle en fait pour la première fois, personnage passionnant, alléluia, Fesbuco gratias.

Et puis surtout, je m'habitue. Je me prends au jeu. J'ai 300 amis. Puis mille. Fin mars 2017, tandis que j'écris ces lignes, ils sont près de 1500 au compteur. Plus j'en ai, plus il m'en faut. Non seulement j'accepte la plupart des demandes d'amitié, mais je m'abaisse à contacter certains noms sur la liste d'attente. Je me connecte tous les jours, puis matin et soir, puis plusieurs fois par jour. Je compte les likes et les amis en me traitant in petto d'imbécile. C'est dégradant. C'est humiliant. C'est douloureux surtout, tiraillé que je suis entre les jouissances de l'addiction et la haine, une haine qui s'exaspère encore de devoir partager le terrain avec un sentiment contraire au lieu de régner sans partage.

Et là, soudain, la catastrophe. Le mardi 28 février, panne d'Internet. Chacun connaît le slogan :


ORANGE

DÉPANNE QUAND ÇA L'ARRANGE.


Ce qui, pour nous, s'applique pleinement. Nous allons rester coupés du monde pendant huit jours, à tenter de joindre chez Orange autre chose qu'un robot radoteur, à chercher partout en vain des Wi-Fi fantômes, à maudire ceux qui ont vendu le service public, lequel marchait mal, aux requins du privé qui le font marcher plus mal encore et se torchent de nos malheurs.

Privé ? C'est nous qui le sommes le plus. Huit jours sans Internet ! Qu'on imagine notre ancêtre des cavernes sans mammouth à chasser pendant huit ans. Ou les dévots d'autrefois privés de communier pendant huit mois. La famine. L'enfer. Pas de courrier, des tas de questions professionnelles en suspens, pas de plongées éducatives dans les moteurs de recherche, pas de nouvelles sur lemonde.fr, pas de Schneidermann le matin, pas de jolies créatures. Pas de FB. Je suis un unijambiste manchot sans ses prothèses, une épave, un esclave. Je ne suis même plus sûr de te haïr, foutu FB : I love Big Brother.



Et encore, il y a nettement plus chaud...
Fuckbook.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°163 en avril 2017)