LES PETITES VADROUILLES


Il y a tout juste cinquante ans — j'en avais dix-huit — je suis parti pour la première fois sur les routes. Pendant six jours, entre Millau et Mende, j'ai arpenté montagnes, vallées et plateaux, tout seul dans un pays quasi désert où les rares automobilistes s'arrêtaient pour me prendre, et ne comprenaient pas que je refuse. Le soir, dans des fermes isolées, on m'offrait la soupe et un coin dans la grange pour dormir. Le dernier jour, voyant sur le causse de Mende un vague aérodrome où s'apprêtait à décoller un avion allemand de la dernière guerre, j'ai cru que dans ces régions perdues le temps s'était arrêté. En fait on tournait là un film, au titre étrangement approprié : La grande vadrouille...

J'étais un petit jeune homme craintif, tremblant devant l'effort qu'il s'était imposé (40 kilomètres par jour), et qui redoutait à la fois la solitude et les mauvaises rencontres. Mon père avait glissé dans mon sac un couteau à cran d'arrêt, et ma mère, mieux avisée, du sérum anti-vipères ; dans le livre que j'avais emporté, les Bucoliques de Virgile en édition bilingue, je lisais en tremblant ce vers : Latet anguis in herba, dans l'herbe se cache un serpent. Le paysage lui-même en rajoutait : dans mon journal de bord, découvrant de loin le mont Lozère, je le trouvais «tellement beau que cela vous fout la trouille».

Pour moi qui juge les Alpes terrifiantes, écrasantes, inhabitables, le Massif Central est une pure merveille, avec ses vieilles montagnes usées aux formes douces, avec ses paysages immenses. Nulle part ailleurs on ne respire aussi largement. La peur qu'il m'inspirait ? Je la sentais toute proche de l'ivresse, du bonheur.

J'ai beaucoup rêvé à ce voyage inaugural, avant et surtout après. J'ai pensé qu'il serait bon de repartir, un demi-siècle plus tard, en 2016, sur les mêmes routes exactement. Montpellier-le-Vieux, le mont Aigoual, le causse Méjean, le mont Lozère... Je ne suis jamais retourné dans ces coins depuis, comme pour ne pas déflorer les retrouvailles. Évidemment, me suis-je dit, la seconde fois les conditions seront différentes, adaptées à mon âge. Adieu mon barda d'autrefois, 9 kg en tout, à 68 ans j'aurai juste un mini-sac à dos contenant une gourde, un K-Way, plus l'inévitable i-phone que Carole m'imposera, hélas ; adieu aussi les nuits dans le foin, nous louerons un camping-car que Carole mènera d'étape en étape ; le soir elle me massera les pieds, me les enduira d'Akiléïne, dont la capiteuse odeur camphrée ressuscitera ma jeunesse — si cette pommade existe encore —, et tout en me faisant bichonner, lisant mes notes anciennes, je confronterai mes impressions de la journée à ce que j'ai vu jadis.

Je l'ai si souvent imaginée, cette seconde virée, que certains épisodes en sont devenus presque réels. Comme cette scène sur le causse Méjean : une voiture s'arrête à ma hauteur en plein désert, conduite par un vieux type à qui j'expose que je marche pour mon plaisir, et le type me dit : c'est drôle, il y a très longtemps, j'avais dix-huit ans, je passais à mobylette ici même et j'ai discuté avec un jeune de mon âge qui marchait comme vous, tout seul. Et je réponds : Je me souviens, c'était moi.

Mais non, le grand retour n'aura pas lieu. Le plan camping-car n'a pas enthousiasmé Carole, je la comprends, mais surtout mes vieilles guiboles devenues fragiles risquent fort de ne pas tenir la distance. Je serais encore assez fou pour tenter le coup, mais il aurait fallu au moins que Michel s'entraîne, fasse quelques longues sorties entre avril et juin, or Volkovitch le traducteur, personnage envahissant, devenant de plus en plus tyrannique, le lui a interdit de fait en lui bouffant tout son temps.

Je ne dois pas trop lui en vouloir, à cet emmerdeur : il donne des alibis à ma paresse grandissante, et vient même de m'offrir une douce consolation. Invité à causer dans un coin perdu d'Ardèche, non loin de mes anciens parcours, il m'a permis de le suivre et j'ai découvert grâce à lui un lieu enchanteur. Le domaine du Trouillet, au-dessus du village d'Alboussière, se cache dans un vallon boisé où l'on se croirait à l'abri des violences du monde. Roberta, venue d'Italie, a retapé trois vieux bâtiments et parmi un tas d'autres activités (ses glaces et ses fromages sont délicieux), elle y accueille des manifestations culturelles. Volkovitch ayant péroré la veille tout son soûl, je suis parti aux aurores à l'aventure dans un de ces paysages que j'aime tant, entre montagne et campagne, entre prairies et bois, avec ici ou là des échappées, des bouts d'horizon lointains. La route minuscule serpentait délicieusement, me rappelant une phrase lue jadis dans un livre, «La petite route se tortillait de plaisir», une route sans voitures ni piétons ce matin-là, comme si on l'avait tracée et bitumée uniquement pour m'en faire cadeau, et dont l'humble simplicité lui donnait une perfection d'archétype.

Je ne marche plus depuis des années. J'ai longtemps couru, désormais je trottine, mais ce jour-là l'une des vieilles guiboles avait mal et j'ai dû redevenir marcheur. Est-ce le défilement plus lent du paysage qui a fait remonter le passé à toute allure ? Je me suis retrouvé un demi-siècle en arrière, quand je partais au petit matin dans des contrées inconnues. Avec une différence : mes notes de 1966, jamais relues jusqu'à ce jour, ne parlent que de peurs, de douleurs, et c'est aujourd'hui, en juin 2016, sur cette route infime, qu'une étonnante bouffée de bonheur m'envahit, que la nature autour de moi m'apparaît soudain plus belle que jamais, plus riche, éternellement jeune, comme si je n'avais encore jamais compris sa splendeur. Moi qui clopine dans mon ultime ligne droite, j'ai l'impression d'être comme autrefois au début de l'été de la vie, au matin de nouvelles aventures ; le macadam qui porte mes pas est redevenu, pour un ou deux kilomètres, ce ruban magique plein d'infinies promesses, dont on rêve qu'il mène quelque part, vers on ne sait quelle découverte, et en même temps — mieux encore — qu'il ne finira jamais.



L'une des images du bonheur
En route sur le causse Méjean


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°154 en juillet 2016)