VERT DE RAGE


Un jour, à la toute fin de la guerre d'Algérie, mon copain de lycée Loison m'a raconté qu'il avait vu des flics se ruer dans une boucherie, alpaguer un vieil Algérien tranquille qui achetait son bifteck et le tabasser sauvagement sur le trottoir. Je n'avais alors aucune conscience politique, mais je me souviens de la sainte colère qui m'a saisi. Ainsi donc, ceux dont la mission était de nous protéger des violents se vautraient dans la violence, en toute impunité, sous le regard bovin des lâches que nous sommes ?

Je sais, j'en ai déjà parlé plusieurs fois, je radote, mais c'est plus fort que moi. Ça ne passe toujours pas. Ça s'aggrave plutôt. C'est une sorte de maladie, cette allergie aux violences policières ; à chaque nouvelle bavure des chiens déchaînés, cette espèce d'asthme me reprend, la rage m'étouffe.

Je lutte pourtant, je me soigne. Du calme, mon petit vieux. Dans d'autres pays c'est tellement pire... Comment ? On ne peut pas comparer la France à des pays où la démocratie ne s'est jamais installée ? Enfin, on ne va pas en faire un plat, nos policiers ne tuent pas, tout de même... Comment ? Le garçon assassiné par les gendarmes à Sivens ? Ils ne l'ont pas fait vraiment exprès... Comment ? Le fils de ton copain Lucky éborgné par un flashball à Nantes ? Une erreur de tir, la fatalité... Comment ?... Comment ?... On n'en finira jamais.

Cette rage qui bouillonne en moi, c'est épuisant. Il faut que je me réconcilie avec les hommes en bleu — ceux qui ne sont pas des brutes. J'ai quelques souvenirs de flics sympa. Je me suis entraîné au marathon jadis en compagnie du commissaire Deubel, un homme remarquable, et quand j'ai été convoqué de nuit au poste à cause d'une connerie d'un de mes fils, le flic de service nous a humainement traités. Je me raccroche à ces deux vieux souvenirs comme le naufragé à son radeau.

Mais voilà que je replonge. Nos maîtres ont profité d'attentats terroristes pour décréter l'état d'urgence, qui leur donne les pleins pouvoirs. Assignations à résidence et perquisitions se multiplient, visant non seulement les milieux islamistes, violents ou non, mais les militants écolos, non-violents par nature. Ces mesures sont appliquées sans discernement, le plus salement possible, avec la volonté affichée de casser, d'humilier. Ce qui est moralement détestable, et du point de vue de l'efficacité, crétin.

Parmi les victimes, des gens dont je partage totalement les idées.

Circonstance aggravante, cette infamie n'est pas l'œuvre de l'extrême droite ou de la droite extrême, mais d'un gouvernement de droite modérée qui applique soudain, poussé par de misérables calculs électoraux, une politique frontiste. Les mêmes mesures venant de fachos déclarés blesseraient moins profondément. La gifle d'un homme qu'on croyait doux et bon fait plus mal que celle d'une crapule.

Pire encore : ce coup d'État, injure à notre démocratie, qui fait de la France un état policier, est accueilli sinon avec allégresse, du moins dans l'indifférence par une écrasante majorité de Français — tandis que les tueurs d'Allah, tapis dans nos banlieues ou s'agitant dans leur lointain désert, célèbrent cette foirade collective qui est pour eux une éclatante victoire.

Nos politiciens sont des minables, on ne savait pas encore à quel point. Et nous avec eux, minables. Sans doute faut-il ne pas trop accabler une population sidérée, terrifiée, que des politicards sans scrupules, trop faibles pour imposer la démocratie et prôner la raison, ont manœuvrée en jouant sur son égarement. Nous avons tous, ou presque, pété les plombs. Perdu notre âme avec notre sang-froid. La France ? Une petite vieille paniquée, niquée sans réagir. Marianne, ma pauvre, tu te laisses violer ? Ça ne te fait donc ni chaud ni froid ?

Quand nous réveillerons-nous de ce cauchemar ?

Les gens de droite, je ne leur en veux pas trop, ils n'ont rien fait que persister dans leur être machinal. Ma colère vise les militants socialistes, gens que je croyais sensés, intègres, et dont le silence assourdissant, ces derniers jours, est pour moi une honte quotidienne. Comment feront-ils pour effacer ce déshonneur ?

Heureusement, quelques voix s'élèvent : une poignée d'hommes politiques, des politologues, des juges, des journalistes. Lire Laurent Borredon du Monde.fr, par exemple, chroniqueur de l'arbitraire policier, réconforte les âmes assoiffées de justice comme un verre d'eau dans le désert, malgré les faits accablants qu'il expose. Mes proches partagent mon indignation, à des degrés divers, et cela fait du bien aussi. Soyons optimistes. Ceux qui ont écouté les cours d'histoire à l'école connaissent le scénario : un grand choc nous abat, le pays unanime se jette dans des bras indignes, mais peu à peu la résistance s'organise, les aveugles ouvrent les yeux les uns après les autres, la majorité change de camp et les scélérats au pouvoir, cette écume dont nous sommes la vague, se retrouvent engloutis.

Cela risque d'être long. Il faudra sans doute, cette fois-ci, plus de quatre ans. Où sont les grandes voix d'autrefois, capables de soulever un peuple ? Où est notre Hugo ? notre Jaurès ? Nos grands hommes s'appellent Zemour, Lévy, Finkielkraut, Onfray. Nos hérauts ? Des zéros. Je rêve d'un manifeste signé par les grands intellectuels du pays, déclarant qu'ils condamnent l'état d'urgence et qu'ils sont prêts à manifester contre lui en bravant les interdictions. Ils ajouteraient en P.S. (post-scriptum) qu'ils soutiennent les combattants de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens, de Tarnac et d'ailleurs, et que s'ils ne partagent pas toujours toutes leurs idées, ces gens-là sont à leurs yeux ce que notre pays a de meilleur, de plus précieux.

Mais supposons que mon rêve se réalise. Je pense à toi, Maurice Nadeau, qui m'a tant de fois montré le chemin, qui signas pendant la guerre d'Algérie l'admirable Manifeste des 121, bravant des périls autrement plus lourds qu'aujourd'hui. Aurais-je, le cas échéant, le même courage que toi ? Vais-je aller, petit personnage infime, au commissariat du coin demain ou après-demain, comme chacun de nous devrait le faire, pour réclamer d'être assigné à résidence moi aussi ? Vais-je au moins crier Non à l'état d'urgence ! chaque fois que je croise les argousins ?

Réponse : non. Je suis une lavette, comme les autres. Je ne crains pas les terroristes, mais je tremble devant ceux qui nous gouvernent.

Vert de rage, vert de peur.


Rédigé ceci le 13 décembre. Aussitôt après, le manifeste rêvé se matérialise, que je signe et que j'envoie à une centaine d'amis. Il recueillera quelques milliers de signatures — et non, comme je l'espérais, quelques millions.


...autant dire Maréchal.
Capitaine de pédalo devenu officier de Marine...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°148 en janvier 2016)