LE SEIGNEUR REVIENDRA


Le Seigneur reviendra

Il l'a promis

Il reviendra la nuit

Quand on n'l'attend pas...


Jésus Marie ! s'écrient mes lecteurs fidèles, s'il en est. Il a viré catho, l'ancêtre ?

Ce serait rigolo, mais non. J'ai perdu la foi depuis des lustres et ne l'ai jamais cherchée par la suite. Je ne viens pas d'être foudroyé par elle derrière un pilier de Notre-Dame. Mes lecteurs, s'ils ont mon âge ou davantage, savent peut-être que l'émouvant petit quatrain ci-dessus n'est pas de moi. Allez les vioques, secouez-vous la mémoire... Les années 50 et 60... Un jésuite armé d'une guitare, le Père Duval, est alors une star de la chanson (on dit encore une vedette). Il fait un tabac en 1957 avec «Le Seigneur reviendra». Son copain Brassens l'immortalise alors dans «Les trompettes de la renommée» :


Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente

Avec le Père Duval, la calotte chantante,

Lui le catéchumène, et moi, l'énergumène,

Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen.

En accord avec lui, dois-je écrire dans la presse

Qu'un soir, je l'ai surpris aux genoux d'ma maîtresse,

Chantant la mélopée d'une voix qui susurre,

Tandis qu'elle lui cherchait des poux dans la tonsure ?


Mes parents ont deux disques du bon père, deux petits 45 tours. La famille n'est pas bigote, mais croyante. Notre discothèque étant réduite en ce temps-là, nous repassons souvent «Le Seigneur reviendra», «Seigneur mon ami» ou «Qu'est-ce que j'ai dans ma petite tête». Leur auteur fait partie des meubles. Je connais par cœur la moitié des paroles.

Mais comment se fait-il qu'un demi-siècle plus tard je m'en souvienne encore ? Certains jours, ces derniers temps, dans l'euphorie d'après le repas, je chante des strophes entières à Carole dans la cuisine.


J'ai joué de la flûte sur la place du marché

Et personne avec moi n'a voulu danser

J'ai joué de la flûte sur la place du marché

Toi qui m'as entendu viendras-tu danser


Mon pauvre chéri, soupire Carole, comme quand je fais mes plus minables calembours. Elle sait que je rigole, bien sûr. Enfin bien sûr... Pour être honnête je dois avouer qu'au fond de moi tout n'est pas si simple. En même temps que je ricane, je me sens vaguement ému malgré moi. Je le confesse — pas facile, devant tous ces mécréants qui me lisent : oui, j'ai de l'affection pour les chansons du Père Duval.

Bénis soient Internet et ses vidéos ! Je vois enfin le visage de l'ecclésiastique et je l'entends parler. Il a une bonne bouille. Comme ses chansons le laissent entendre, il paraît fort sympathique. Simple et chaleureux. Il n'a rien de la diva, avec sa voix fragile, accompagné de sa seule guitare, genre veillée scoute. Au début il poussait la chansonnette à l'église, pendant son sermon. Il a beaucoup chanté dans des bistrots, gratos. Il se décrit comme «un petit bonhomme». Sa discrétion, son humilité ne sont sans doute pas étrangères à son succès. Il a tout de même donné 3000 concerts en tout, dans plus de quarante pays — avant d'arrêter, vaincu par le surmenage, la dépression. L'alcool aussi. Il fut alcoolique pendant des années, il est mort à soixante-six ans. Il en a bavé, Aimé Duval.

Dans La vie est un long fleuve tranquille, vu il y a des années, on assiste à une fête de patronage où un curé à guitare chante un «Jésus reviens» cuculissime qui à l'époque m'a fait hurler de rire. J'ai revu la séquence l'autre jour sur Dailytube : elle est devenue célèbre, joyeusement moquée comme on pouvait s'y attendre — mais aussi, dit-on, prise au premier degré par certains paroissiens, qui la chantent avec cette ferveur naïve qui plaît tant au Seigneur.


Jésus reviens Jésus reviens

Jésus reviens parmi les tiens

Du haut de la croix indique-nous le chemin

Toi qui le connais si bien...


(Montrer le chemin, avec les mains clouées ?)

Cette fois j'ai moins ri. J'ai cru voir là, peut-être à tort, une charge contre le Père Duval, et cela m'a chagriné pour lui. Cela m'a paru injuste : le curé joué par l'excellent Patrick Bouchitey est franchement grotesque, et la parodie, très réussie, nettement moins fine que le modèle.

Je ne m'arrange pas, je le crains. La tendresse que les chansons du bon père m'inspirent aurait plutôt tendance à s'aggraver. Ramollissement sénile ? Banale nostalgie de l'enfance ? Il est vrai que seules me touchent vraiment celles que j'ai entendues à l'époque. Mais parmi toutes les vieilles choses que je réécoute aujourd'hui, combien — Bécaud par exemple — sont devenues inaudibles...

La différence fondamentale entre «Jésus revient» et «Le Seigneur reviendra», c'est sans doute que le Père Duval parle en son nom. Il évoque sa solitude, son attente infinie. C'est cela qui m'est précieux.


Qu'est-ce que j'ai dans ma p'tite tête

à rêver comme ça le soir

d'un éternel jour de fête

d'un grand ciel que je voudrais voir...


Pas bien fameux le dernier vers, mais tant pis, ou tant mieux, il donne à la strophe un tremblé attendrissant. Pas besoin de vers parfaits, pas besoin non plus d'être croyant, pour s'identifier à ce rêveur débordant d'espérance, qui attend on ne sait quelle lumière pointant au bout de la nuit.


Mon Dieu serait-ce pour cette nuit ?

Le Seigneur reviendra

Ne sois pas endormi cette nuit-là...


Cette lumière, ce pourrait être n'importe quel cadeau de la vie, quelle bonne nouvelle, quelle lueur au bout du tunnel, quelle découverte après un long travail obscur. Mais moi, qu'est-ce que j'attends ? Je suis entouré d'amour, j'ai tout ce qu'un être humain peut souhaiter. Le peu que j'avais à découvrir, c'est fait, désormais je bricole gentiment, utilement j'espère pour ceux que je traduis. La nuit je dors sagement pour être en forme et bien travailler le lendemain. Le Père Duval, lui, ne dort pas, il roule sans fin la nuit dans sa voiture, pas bien heureux, il est en train de bousiller sa vie, je n'échangerais surtout pas la mienne contre la sienne, oui mais je sais qu'avec cette foi, cette lumière en lui, il a quelque chose que je n'ai pas, et je m'incline humblement devant sa pauvreté, sa richesse.


Une bonne tête, non ?
Aimé-Lucien Duval, dans ses belles années.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°133 en octobre 2014)