DERNIERS VOYAGES


Elle adorait les voyages. Aux Philippines, l'an dernier, elle avait découvert la plongée. Elle y est retournée ce printemps. Il paraît que les fonds marins, là-bas, sont d'une beauté fabuleuse. Cette fois elle est descendue plus bas. À vingt-sept mètres de profondeur, prise de malaise, elle est remontée lentement, sans affolement. À la surface elle pouvait à peine parler ou respirer. Elle perdait connaissance. Quelqu'un lui a dit, Tu nous entends ? Elle a soufflé, Oui. Puis elle est morte.

Plonger à soixante-cinq ans, non, ce n'est pas raisonnable. Mais elle a toujours été un peu casse-cou. Je le sais pour l'avoir bien connue : j'ai été son mari pendant près de trente ans. Nous avions le même âge à un jour près, et le même prénom, ce qui nous fit croire au début que nous étions les deux moitiés d'un seul être, enfin réunies. C'est elle que dans mes écritures j'appelle Z., à cause d'un surnom affectueux, commençant par cette lettre, qu'on lui donnait jadis.

Nous étions séparés depuis quinze ans. Ces dernières années je l'ai à peine vue. Les ponts étaient coupés. Et la voilà revenue dans une foule de souvenirs qui remontent, les plus anciens étant souvent les plus vifs. Je la revois, vadrouilleuse inlassable, intrépide. La veille de son premier accouchement, elle conduisait encore notre 2CV rouge, le ventre coincé par le volant ; pour un peu elle aurait conduit elle-même jusqu'à la maternité, le 13 août 1974. Sept ans plus tard, elle traversait l'Europe jusqu'en Grèce en R5, dans la canicule, avec deux jeunes enfants, dont un bébé de cinq mois. Je la revois plus tard encore courant un marathon, à quarante ans. Nous avons plusieurs fois randonné, dans le Massif Central d'abord, qui n'était pas assez haut pour elle, puis dans les Alpes et les Pyrénées. Souvent j'étais mort de vertige ; elle, peur de rien.

Les années 70 furent pour nous un bain de musique, dans deux chorales et notre groupe de musique ancienne, avec deux grands moments surtout : les Noces de Stravinsky et la Passion selon saint Mathieu de Bach. J'ai abandonné la musique, elle n'a jamais cessé de chanter. Descendu à Marseille pour ses obsèques, je suis entré pour la première fois dans sa petite maison ; elle avait laissé sur le pupitre, avant de partir, la partition d'une chanson de Jacques Ibert, Le petit zébu, que notre chorale travaillait quand nous nous sommes connus. Dans sa chambre, un grand tableau couvert de photos anciennes : ses enfants, elle avec ses enfants, et aussi, ça alors ! elle et moi, ici ou là. Elle ne m'avait donc pas rayé tout à fait.

Nous avons raté notre amour, Z. et moi. Mais en amitié sa réussite est éclatante. Elle avait des amis partout. Certains, l'autre jour, sont venus de très loin. Ils ont rempli l'église. Sa chorale a chanté. J'ai dit quelques mots d'adieu, en rappelant qu'elle était la générosité incarnée, qu'elle avait toujours veillé sur ses enfants, de toutes ses forces, qu'elle avait aidé sans relâche, dans son métier d'assistante sociale, une ribambelle de déshérités. J'ai terminé en lui demandant pardon.

Le lendemain nous sommes partis en mer. Nous étions plus d'une vingtaine, famille et amis proches, sur un grand bateau à voile, d'allure ancienne, né la même année que Z. et moi. Z. aurait aimé ce dernier voyage imaginé par ses enfants. En arrivant au large, on a coupé le moteur. Notre fille a ouvert l'urne, sa fille de trois ans s'est mise à chanter pour sa grand-mère et le petit-fils de Z. a crié adieu tandis que les cendres s'en allaient dans la mer.

Les trois enfants et l'ancien mari se sont étreints, en larmes. Z. aurait dû voir ça : nous quatre enfin réunis, grâce à elle, après tant d'années. Un mélange de douleur et de douceur. Cette mort brutale, absurde, au fond elle lui ressemble. Elle est bien plus cruelle pour sa descendance que pour elle-même. Z. est partie dans un moment de bonheur, de beauté. On m'assure qu'elle n'a pas trop souffert. Oui, mais j'ai beau me le répéter, trois semaines plus tard je reste abasourdi. Je sais bien que les hommes doivent mourir, mais je ne peux pas me faire à l'idée que les femmes soient mortelles aussi. Elles devraient du moins partir les dernières. Toute femme qui meurt avant quatre-vingts ans, ou avant son conjoint ou son ex, est pour moi une incongruité, un scandale.

Sur le bateau, avant de regagner la terre des vivants, nous avons partagé un repas. J'ai longuement parlé avec plusieurs personnes. Manger ensemble, se parler, cela fait partie du rituel. C'est un besoin profond. Une femme s'est présentée à moi. Elle et Z., qui se connaissaient depuis peu, étaient devenues très amies tout de suite. Même âge, même parcours, même amour de la musique et de la marche. Il fallait qu'elle me parle de Z., et c'était réciproque. Il fallait que je raconte ma vie à cette inconnue, que je m'assure qu'elle ne m'en voulait pas d'avoir tant fait souffrir Z., et tout en lui parlant j'avais l'impression de m'adresser à Z. par dessus son épaule.

Personne, apparemment, ne m'en voulait. Tout le monde m'a remercié d'être venu — comme si j'aurais pu ne pas venir. J'ai quitté Marseille, le lendemain, avec l'impression d'avoir enfin, peut-être, quitté le rôle du salaud.

Parti courir ce dimanche matin, j'ai trouvé les lilas et les glycines, dans les rues de la banlieue, d'une beauté plus triomphante que jamais — et plus fragile. L'absence de Z., qui pourtant était sortie de ma vie, m'a changé. Je me sens plus mortel qu'avant. Le printemps n'est pas donné, c'est un miracle à chaque fois, et c'est peut-être ça, la vieillesse : comprendre que rien ne va jamais de soi. La vie encore moins que le reste.

Arrivé dans la forêt de Verrières, je me suis souvenu que nous avions marché là-bas elle et moi, il y a tout juste trente-cinq ans, un dimanche de mai comme aujourd'hui, aussi pluvieux, avant d'aller voir un film intitulé Je ne t'ai pas promis un jardin de roses. Nous nous étions lourdement disputés. C'est là sans doute que pour la première fois j'ai envisagé de partir un jour, vingt ans avant de me décider. Pourquoi suis-je retourné à Verrières, inconsciemment, ce matin, si ce n'est pour saluer la paix enfin revenue entre elle et moi ?


Du temps de nos accords parfaits.
1970

Vers l'autre monde, sur ce même bateau.
2013


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°117 en juin 2013)