LES INCONNUS DANS LA MAISON


Tout commence l'automne dernier par un jeune homme qui sonne à notre porte. Il cherche une grande maison ancienne pour le tournage d'un film. Nous l'accueillons comme le Messie. Ces prestations, comme chacun sait, sont bien payées, et dieu sait que l'argent devient précieux, en ces temps où les éditeurs me paient avec des années de retard. Mais ce qui m'enchante, à moi pour qui le cinéma, jadis, fut presque une religion, c'est d'assister à ce rituel qu'est un tournage ; c'est qu'il se déroule dans ma maison bien-aimée, que je puisse lui faire ce cadeau, qu'elle soit vue par une foule de gens, qu'elle en existe davantage, que je sois fier d'elle plus encore — elle qui pour moi est une personne vivante, un peu ma mère, un peu mon enfant.

Le film s'appelle Zana. Le metteur en scène, Nick Quinn, fait là son premier long métrage de fiction. L'héroïne : Julie Ferrier, qu'apparemment je suis seul à ne pas connaître. Les deux grands rôles masculins : Jean-Pierre Marielle et Pierre Arditi. Ce qu'on peut rêver de mieux. Marielle et Arditi, chez nous ! Non, c'est trop beau.

Selon le jeune repéreur, pourtant, nous avons nos chances. Quelques jours plus tard une première équipe débarque, cinq ou six grands gaillards et deux ou trois filles : metteur en scène, chef déco, chef opérateur, directeur de production, régisseur, scripte, assistants divers, qui inspectent la maison de la cave à la coupole en prenant des tas de photos. Conciliabule. On dirait un jury d'examen. Commentaires chaleureux. Le papier peint noir à fleurs de l'escalier, la salle de bains conçue par ma mère, datant tous deux de 1970, se taillent un franc succès — alors qu'ils ne font pas l'unanimité chez nous. C'est tout à fait le décor vieillot qu'il faut pour la maison du film, habitée par un antiquaire chenu et bordélique. Nous serons probablement choisis. Pour comble de bonheur, nos visiteurs ne louent pas seulement un décor qui leur convient : ils s'extasient devant la beauté de la maison pour elle-même, ils aiment son côté hors du temps, et je me trouve soudain conforté dans mes efforts pour maintenir, le plus longtemps possible, à contre-courant — alors que la plupart des gens, dès qu'ils ont des sous, repeignent et modernisent à tout va —, un peu de l'âme ancienne des lieux.

Quelques jours plus tard, c'est confirmé : la maison va faire du cinéma. Après le trac de l'attente, nouveau trac : nos amis nous disent tous, faites gaffe, assurez-vous, planquez tout, ils vont tout casser ! Pourtant ils ont l'air calme et gentil, tous ces gens de cinéma, décorateurs, électriciens, qui nous rendent visite les jours suivants, examinant chaque recoin en détail comme avant une intervention chirurgicale. La veille du tournage, les décorateurs viennent pour la toilette préopératoire. On va tourner pour l'essentiel dans la salle à manger, l'entrée, la cour, mais aussi (à la vue de la maison ils ont modifié le scénario) dans la chambre du haut et la cave — la grande cave et son bric-à-brac insensé, où l'on installera la grande femme nue peinte par Charles Apoil qui domine le bureau où j'écris. Nous sommes tous amoureux d'elle, me dit Jacques l'assistant déco. Tandis qu'ils font descendre les trois étages à la belle dévêtue — qui de toute sa vie (125 ans) n'a jamais quitté le haut de la maison où elle fut peinte, sauf pour descendre à l'étage du dessous —, je descends derrière et ne la quitte pas des yeux, rongé d'inquiétude.

Le lendemain matin à 6h30 quatre gros camions se garent devant chez nous, et deux autres (les loges) dans la Grande rue en bas. La maison se remplit peu à peu. Ils sont bientôt trente, à tous les étages, pratiquement dans toutes les pièces, ruche bourdonnante, ballet apparemment brouillon, réglé en fait comme papier à musique. La maison et nous n'avions jamais vu ça. Je ne veux pas perdre une miette du spectacle — car on nous autorise à suivre le tournage, dans la mesure où l'exiguïté des lieux le permet. Écritures et traductions oubliées, deux jours de vacances. De toute façon, pas moyen de travailler, mon bureau est devenu la loge d'Arditi. Arditi revoit son rôle dans mon repaire ! Arditi pisse dans mes toilettes perso !

Bizarre tout de même : je fréquente certains écrivains que je considère comme les Stendhal et les Balzac de notre temps, or leur présence physique, même au début, m'a peu impressionné — beaucoup moins que celle d'un comédien. On dirait que plus un visage vu sur un écran devient familier, plus son apparition dans le réel détone, comme d'un personnage de fiction matérialisé par magie. Serrer la main d'un Arditi, c'est un peu comme toucher le corps de Fabrice del Dongo, Vautrin ou Jean Valjean.

Mais c'est l'ensemble de la scène qui prend des allures de rêve. Tout le monde est si gentil, poli, soigneux. Nous sommes invités à manger avec eux dans une salle voisine louée à la mairie — il est vrai qu'on ne peut plus entrer dans la cuisine. Le metteur en scène et la première assistante mis à part, hyperconcentrés même pendant les pauses — on les comprend — les autres ont des moments de répit pour répondre à mes nombreuses questions. Les deux stars alignent les scènes avec brio, leurs deux voix superbes accordées. Pourtant Marielle, à 80 ans, traîne son vieux corps et des problèmes de mémoire, mais on voit qu'il s'amuse, heureux de pouvoir jouer encore, nature et fort en gueule tel qu'on se l'imagine, toujours disposé à discuter le coup entre deux prises comme si j'avais gardé les vaches avec lui. Arditi, c'est autre chose. Demandé partout, il travaille sans arrêt, après le tournage il file en moto-taxi pour jouer le soir au théâtre, on le sent fatigué, tendu. Ne pas l'embêter. Attendre une occasion éventuelle. Quand elle se présente — dans la cuisine, lui assis sur un pliant, moi me glissant dans l'unique espace libre, debout à côté de lui — je lui parle politique, je sais qu'il pense à gauche, je l'ai aperçu jadis dans une manif pour les sans-papiers. Je n'ai pas l'air de l'ennuyer, je crois pouvoir prolonger un peu, pas trop, restons à notre place. Étrange conversation, étrange d'être si naturelle, avec cet homme que j'admire si profondément, qui m'est si proche, que je crois connaître si bien et pour qui je suis un inconnu. Il dit qu'il reviendra nous voir. Le dire (et le penser peut-être, à ce moment-là), cela me paraît déjà mirobolant.

Le second jour encore les dieux sont avec nous. Le temps maussade menaçant pluie s'éclaire juste au moment des extérieurs. Arditi et Marielle son père quittent la maison, l'un tirant le fauteuil roulant de l'autre. Marielle déclame : Adieu maison chérie... adieu petit jardin... je pars crever à Paris... je ne vous reverrai plus... et bêtement j'ai la gorge nouée, je vois une scène prémonitoire, c'est moi qu'on emmène, moi qui ne veux pas crever à Paris mais dans la maison — pourrai-je décider quelle pièce ?

Secoue-toi idiot, tu as le temps, pour l'instant l'heure est à la fête. Le tournage du film s'achève aujourd'hui, et en attendant le champagne rituel, Marielle me demande si je n'aurais pas des fois un petit whisky. Il lance à la cantonade quelques plaisanteries salaces. Les petites assistantes montent sur ses genoux pour la photo tandis que j'immortalise Carole aux côtés d'Arditi. Les machinistes rangent déjà le matos dans les camions, la maison peu à peu se vide, mais ce soir-là et le lendemain encore, dans le silence revenu, un tourbillon de visages et d'images persiste à danser devant mes yeux. La déco a eu la bonté de laisser la salle à manger dans l'état pendant le week-end, pour nous ménager une redescente sur terre en douceur. And you know what ? Pendant ces deux jours de folie, contrairement aux prédictions, la foule des envahisseurs n'a RIEN cassé, sauf un pot de fleurs dans le jardin, remplacé aussitôt. Là aussi, on croit rêver. Revenez, chers amis.


(Les inconnus dans la maison, film de Henri Decoin, 1942, avec Raimu, Juliette Faber et Gabrielle Fontan.)


En fait, il reviendra.
Adieu maison chérie...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°100 en janvier 2012)