SIMONE FLOUE


Le nourrissant petit livre de Pierre Pachet, Bêtise de l'intelligence, où Sartre et surtout Beauvoir en prennent plein la tronche, m'a d'abord fait jubiler : celle-là, je ne me gêne pas moi non plus pour me payer sa fiole. À la longue, pourtant, le jeu de massacre m'a un peu gêné. Mes réticences à l'égard de la star, que je prenais pour de l'indépendance d'esprit, m'apparaissent pour ce qu'elles sont d'abord : un phénomène de mode. La simonophobie, dirait-on, est devenue un poncif.

Et puis j'ai conscience d'être injuste. Il y a du dépit amoureux dans mes ricanements. J'ai aimé Simone autrefois. Ses mémoires ont impressionné pour longtemps le jeune homme rangé que j'étais. Plus tard j'ai été déçu par ce que j'ai appris sur sa vie, certaines choses moches qu'elle a faites, les omissions, les mensonges. Ainsi donc ces pages, dont on croyait à l'absolue sincérité, laquelle faisait leur force, n'étaient qu'un arrangement habile ! J'ai le sentiment — pour reprendre un mot célèbre de la dame — d'avoir été floué.

J'apprécierais encore en partie, peut-être, le contenu de ses livres, si j'osais la relire ; mais je supporte mal à présent son style guindé, gourmé, ce que Pachet appelle joliment le «cliquetis» de ses deux-points et points-virgules, cette écriture de prof, cette raideur dans la phrase autant que dans la pensée. En même temps je reste persuadé qu'elle a fait beaucoup de bien, côté Deuxième sexe par exemple. Si je reviens sans cesse lui chercher des poux, c'est d'abord que je suis perplexe. Je ne sais plus que penser d'elle. Un comble : ce personnage carré, bardé de certitudes, semer ainsi le doute, donner d'elle une image brouillée ! m'imposer un portrait nuancé !

Il y a une page, tout de même, que je me dois de relire : la célèbre fin de La force des choses, où la vieillesse venant, Beauvoir fait le bilan de son existence, pour conclure qu'elle a été «flouée». Ses détracteurs se sont rués là-dessus, voyant là un aveu d'échec, celui de toute une vie, le châtiment de son refus des conformismes sociaux etc. En fait, a répliqué l'auteure (je ne sais plus où, je ne peux pas vérifier), à ses yeux l'échec n'était pas le sien propre, mais celui de toute destinée humaine. Quant à moi je continue d'apprécier le courage qu'elle eut, en l'occurrence, de ne pas maquiller les choses, d'avouer son désarroi final au lieu de tricher en s'édifiant un arc de triomphe. Et c'est pourquoi je l'estime encore. N'empêche que la fameuse page, aujourd'hui relue, me consterne.

Je ne me rappelais pas que c'était à ce point sinistre. Se voir vieillir désespère Simone. La vieillesse est une «vérole» qui l'«infecte» et la «ronge». Ses révoltes «sont découragées par l'imminence de [sa] fin et la fatalité des dégradations.» La mort, qui a «déjà commencé», «hante [son] sommeil». L'amour, c'est fini : «Jamais plus un homme.» Et quel âge a-t-elle, cette ruine ? Cinquante-quatre ans ! L'âge où certaines recommencent leur vie ! Encore jeunes au moins par le cœur, le regard, le sourire !

J'ai aujourd'hui cinq ans de plus que Beauvoir alors, et depuis quelques années je le sens moi aussi dans ma chair : la vieillesse arrive, elle est là. Je l'attends sans impatience, je l'accueille sans angoisse. Je suis même curieux de la connaître. La vieillesse est une aventure ; en être privé serait comme de manquer la fin du film. Jeune pour l'éternité, je me sentirais plat, incomplet.

Doucement, mon vieux, me réponds-je, tu feras moins le malin quand arriveront les vrais dégâts. Et puis c'est facile de se sentir à l'aise dans sa vieille peau quand on est comme toi un privilégié, un veinard que la vie n'a jamais rudoyé pour de bon. Sans doute. J'ai conscience plus que quiconque de ma chance insolente, présente et passée, et mon regard sur mon propre destin est l'exact opposé du beauvoirisme : rien ne m'était dû, tout ce qui m'est arrivé d'heureux l'a été par une série de coups de bol. Et si dès demain jusqu'à ma fin j'étais accablé, pour rétablir l'équilibre, par tous les maux possibles ? Je me souviendrais encore de mes bonheurs anciens comme de victoires que nul ne peut m'enlever. Comme si le moindre bonheur, cadeau incroyable, suffisait à effacer tout le reste. Floué, moi ? C'est moi qui ai floué le destin.

Simone, Simone, comment ai-je pu lire sans broncher jadis un étalage aussi indécent ? Toi malheureuse, toi victime ? Combien d'humains ont été autant que toi choyés par l'existence ! Elle t'a tout donné, l'amour, l'amitié, la joie d'écrire, la gloire, l'argent, et c'est toi qui viens pleurnicher ! Tourments de riche ! Enfant gâtée !


La statue pivote et ils tournent le dos à Koestler.
Sartrebeauvoir vus par Jean-Louis Faure.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°38 en novembre 2006)