LES NUAGES M'ÉCHAPPENT


Dans le train qui m'emmène causer à Rouen, tiré de ma lecture par un ciel admirable, aux beaux nuages bien blancs sur fond bleu, déployés au-dessus de vertes collines. Comme un dessin dans un livre pour illustrer la campagne éternelle. Mais pourquoi, devant cette image claire, naïve, suis-je pris d'une émotion si obscure ?

«Les merveilleux nuages...», écrivait Baudelaire. Et il s'arrête là, comme s'il ne trouvait plus rien à en dire. Et quand parle-t-il des nuages ? À l'entrée des Petits poèmes en prose, alors même qu'il abandonne le vers, comme si la parole mesurée ne convenait pas aux nuages, comme s'ils étaient l'Informe et l'Indicible enfin palpables, et (autant que cela se peut) personnifiés.

J'ai déjà ressenti, d'autres fois, ce besoin impérieux de les mettre en mots. J'ai fait la sourde oreille, mais je ne peux reculer sans fin.

Quand je suis à court d'idées, j'ai un truc, un tic : me raccrocher aux antithèses. Les contradictions de l'objet, c'est sans doute ce qu'il a de plus profond, ce qui le noue, le constitue. Allons-y. Nuages : lourds et sans poids. Immatériels et bien en chair. Présents et fuyants. Suspendus, lents comme ils sont, entre le mouvant et l'immobile. Faisant voir le temps qui défile au ralenti, et en même temps l'éternité. Archaïques, toujours identiques, ils étaient là bien avant les premiers hommes, et survivront aux derniers d'entre nous. Ils passent, grosses bêtes silencieuses et tranquilles, indifférentes à nos agitations. Oui, mettons, mais le mystère n'est encore qu'effleuré. Il faudrait dire aussi mon lointain passé vers quoi les nuages me ramènent à une allure pépère de dirigeable, les ciels de ce temps-là où je ne sais quel secret se cache, ciels changeants de mon Ile-de-France-et-d'enfance, dans cette lumière préservée que ces mastodontes, en voilant le soleil, rendent légère, allusive ; la lumière déclinante et fraîche, triomphale et paisible, des plus douces fins de journée, où passent les grands charrois toujours plus chargés au fil des ans d'un bonheur tangible et inaccessible, comme eux, et dont la cause elle aussi m'échappe.


(Journal infime, 2003)


Merci à Claude Monet.
Ciel d 'Ile-de-France.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°30 en mars 2006)