ÉCRIRE AUX PUISSANTS


Comment faites-vous pour être tellement zen ? me demandait un élève. S'il me voyait lire le journal... Presque tous les jours, les nouvelles du Monde me font fumer de rage. J'ébauche dans ma tête les lettres furibondes, assassines dont je veux frapper les salauds, tyrans, tortionnaires, exploiteurs, menteurs, lâches, ou simples crétins — j'y passerais mes jours et mes nuits. La richesse des grands patrons milliardaires, que tant de gens admirent et respectent, m'écœure par son obscénité, sa violence, et si ces criminels terminaient un jour pendus par la foule des pauvres, une partie de moi protesterait, tandis que l'autre penserait tout bas : ça au moins, ils ne l'ont pas volé.

C'est puéril, je le sais. Je me raisonne, me force à la tolérance, aux nuances. Notre monde, n'est-ce pas, est si complexe. Je trouverais dans le même journal, en cherchant bien, des justifications raisonnables à la plupart des saloperies qui me font vomir. Et puis si je les rencontrais, ces fumiers, la plupart m'embobineraient, étant virtuoses dans le genre, ou du moins ils éveilleraient ma pitié ; je me dirais qu'il y a des braves gens partout, y compris à droite, à son extrême aussi, tant qu'on y est (pensée consolante ? accablante ?), et ma colère traînerait toute dégonflée derrière moi.

Ces lettres vengeresses, qui se concrétisent une fois sur cent, je m'en veux plus tard de les avoir écrites, ou de ne pas les avoir écrites. Puis je m'en veux de m'en vouloir. À quoi bon écrire, pauvre nul ? Ils s'en torchent, de tes bafouilles ! Ils ne te lisent même pas, elles sont mises au panier par des larbins ! Et quand bien même, qu'est-ce qu'elle va changer, ta prose ? — Mais à ce compte-là, pourquoi va-t-on voter ? de quel poids pèse ma voix infime ? Si tu ne crois pas que tu peux changer le monde avec ton vote, ou ta lettre, alors va te coucher, flingue-toi, ou assieds-toi devant TF1.

La pensée qui m'apaise un peu — il le faut, on ne lutte pas bien sans un fond de paix en soi —, c'est que tout, en fin de compte, pourrait être tellement pire ! Suis-je optimiste ou pessimiste, je ne sais, mais le parcours cahotant de nos sociétés démocratiques me semble un vrai miracle. Comment ? L'espèce humaine est arrivée à s'accorder sur tant de points ? à édicter des lois parfois raisonnables ? La démocratie, au lieu de lui cracher dessus, de lui compter ses poux, on devrait toujours l'accueillir comme l'enfant du miracle, veiller sur elle comme sur un bambin fragile, la gronder parfois, l'encourager toujours.

La France réac de ce début de siècle nous chagrine ? Ne fut-elle pas, au début des années 70, un peu plus lugubre encore ? Non, je n'étais pas révolutionnaire en ce temps-là, ni même vraiment de gauche, et il aura fallu toute l'arrogante bêtise de la droite pour me pousser de l'autre côté. J'observais alors, consterné, l'effondrement d'espoirs somme toute généreux, le déferlement du conformisme et de l'affairisme incarnés de façon brutale, quoique hypocrite, par le sinistre président d'alors ; à sa mort une autre droite lui succéda, moins frontale, mais derrière les ronds de jambes rien n'avait changé. Jamais la gauche ne prendrait le pouvoir. Jamais. Une seule consolation, le Canard enchaîné tous les mercredis, dont les sarcasmes défoulaient brièvement ma rage en la faisant galoper.

Pourtant la France respirait un peu mieux, nous étions en démocratie tout de même, et les trois quarts de la planète se seraient nourris avec délectation de ce qui me faisait vomir.

Aujourd'hui, face au spectacle indécent de l'Ordre Moral, malgré la honte qui m'étouffe par bouffées, au fond de moi la foi n'est pas morte. Je suis sûr de voir encore, dans les années qui me restent, le fric et la bêtise peureuse reculer parfois un instant. L'être humain n'est pas voué au pire, il peut faire un peu de bien si on le pousse beaucoup. Notre âme, c'est comme les chiottes : bien tenue, on oublie presque la puanteur.


(Journal infime, 2003)


Extrait des Aventures de Mme Pompidou de Cabu
Georges Pompidou, 1969 - 74.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°27 en décembre 2005)