LA LANGUE DES MORTS


La langue russe dort au fond de mon enfance, comme la ville d'Ys qui miroite sous les eaux. Les cours de russe que j'ai suivis au lycée n'ont guère laissé de trace ; mes seuls souvenirs plongent plus profond, dans mes premières années, quand je parlais russe avec mes grands-parents. J'ai été pratiquement bilingue jusqu'à l'âge de cinq ans. Plus tard, peu à peu, j'ai tout oublié ou presque, ya vsio zabil, à part les mots les plus simples et d'autres qui parfois remontent on ne sait d'où, maladiets, chaloun, kak tibia niè stìdno, tiens, vous revoilà, vous ?

Quelques bribes de chansons. Deux vers de Pouchkine, trois de Lermontov. Un quatrain scatologique, œuvre d'un ami de mon grand-père. Débris du naufrage. Parfois je me les récite, avec une fierté imbécile, mais je ne souhaite pas pousser plus loin. Je ne veux plus fréquenter cette langue. Elle est trop belle. Entendre des gens la parler — des jeunes surtout ! — m'étonne, me choque : pour moi elle est à jamais la langue des vieillards et des morts. Parlée il y a cinquante ans par les derniers exilés, disparue avec eux. Quoi de plus précieux qu'une langue morte ? Il faudrait la soustraire aux profanations quotidiennes, la réserver pour les livres, les vieilles chansons, l'opéra.

L'autre jour, cherchant un cadeau pour mon père, entré pour la première fois dans la grande librairie russe dite des Editeurs Français Réunis. Des livres en cyrillique partout du sol au plafond, volumes anciens pour la plupart, éditions émigrées ou soviétiques mêlées, fraternellement pauvres et grises. Une misère qui prend à la gorge. Vite, quitter cette poussière. Je suis Français ! Français ! Ya frantsouz !

Parfois, pourtant, chez Moussorgski, chez Dostoïevski, à certains moments de certains films, je me sens soudain tiré en arrière, comme un pochard guéri qu'une seule goutte d'alcool fait chavirer. Rien à faire. Le poison russe, quand on l'a dans les veines, c'est pour la vie.


(Journal infime, 2002)


16, rue Brankassov
16, rue Brankassov.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°17 en janvier 2005)