VERS LE SENTIER PARFAIT


Dans les forêts, comme dans certains de mes rêves, on est à la fois dedans et dehors. Sous ce toit qui laisse passer la pluie, entre ces murs opaques et poreux, je hante une forteresse ouverte où je peux me cacher ou surgir, traversant les rideaux comme un fantôme. J'aime y entrer, j'aime en sortir, j'aime aussi les découvrir de loin, comme hier après le long bout droit et plat d'Athis-Mons à Massy, quand est apparue enfin à l'horizon, au-dessus d'une mer de béton blafard, l'île sombre des bois de Verrières.

Les forêts d'Ile-de-France, presque toujours, sont retranchées sur les hauteurs. Attaquées d'en bas par les vagues urbaines, décimées d'en haut cette année par la tempête, elles s'accrochent, resserrent les rangs, se gonflent pour cacher plaies et vides, se hérissent de lances et de boucliers. L'assaillant, on l'attend de pied ferme.

De près, surprise : les prétendus guerriers n'étaient qu'un leurre, une habile protection, on n'a plus devant soi qu'un colloque muet de paisibles dormeurs debout.

Ivresse de rouler en forêt — plus le chemin se resserre, plus la vitesse me grise. Plus tard, vertige inverse en sortant à découvert. Infinité du monde, bonheur de n'être qu'une virgule perdue dans l'immense page. Après les bois de Saint-Cyr à Neauphle, avant la forêt de Marly, une grande plaine agitée que je traverse comme un bras de mer, enfonçant dans ses chemins terreux. L'autre jour, passé Villiers-Saint-Frédéric, à travers champs, dans le boyau de cailloux et de boue qui monte comme une tortue en me secouant patiemment, j'ai senti soudain la pesanteur se relâcher, une main géante me pousser aux fesses, élévation, vol terrestre, mini-miracle du dimanche, et plus tard encore, quittant Thierval, depuis le haut du rude raidillon jusqu'au beau village endormi de Davron, j'ai eu la vision d'un sentier parfait, caressé par deux rangées d'arbres, couloir secret d'un palais sans murailles, entre bonheur chaud du refuge et vertige d'étendues sans fin.


(Journal infime, 2000)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°11 en juillet 2004)