ANGOT-REVERZY


Petit jeu pour pimenter la lecture du Monde des livres, si fadasse parfois : repérer, sans voir la signature, les papiers de Josyane Savigneau. Je tombe sur ce début : «Voici un homme qui, de plus en plus, dérange tout le monde, ce qui est assez bon signe pour un écrivain.» Je saute à la fin : «une qualité qui se raréfie dangereusement et qu'on désigne par un mot devenu presque désuet : l'élégance.» Aucun doute : c'est elle, montée sur ses deux grands dadas. Primo, nous sommes en pleine décadence ; secundo, le complot des bien-pensants a soumis toute la planète (excepté une poignée d'esprits libres, genre Philippe Sollers). Poncifs aussi vieux que le monde, mais qu'elle manie avec une obstination, une délectation dans l'aigreur, insurpassables. C'est quoi, le féminin de scrogneugneu ?

La semaine dernière elle faisait l'article pour L'inceste, le dernier Christine Angot, dont on cause beaucoup avant les prix. L'auteur y déballe sa vie en tranches bien saignantes (une liaison qui explose, l'inceste avec le père jadis), exposant ses proches aussi crûment et nommément qu'elle-même. Savigneau, extasiée : «Christine Angot va gagner. Parce qu'elle ne risque pas de plaire. Elle va trop vite, trop fort, trop loin. (...) Elle casse tout, elle dit tout ce qui ne se dit pas, (...) elle choque, elle attaque tous les conformismes. (...) Elle enjambe la niaiserie fin de siècle...» etc. etc. etc.

J'achète le bouquin. Pourquoi ? Voyeurisme ? Masochisme ? (Un lecteur sérieux doit lire aussi des choses étrangères à lui, qui ne lui plairont pas.) Sadisme ? (Ce sera sûrement nul, et j'aurai la joie d'écrire une page méchante.) Opportunisme ? (Un peu de rosserie, rien de tel pour renflouer mon image trop molle...)

Et me voilà parti pour estoquer Angot, olé ! devant mon quarteron de lecteurs. Je lis... Premières pages agaçantes, comme prévu. Angot écrit au marteau-pilon et ponctue au hachoir. Ça se mélange, comme chez Faulkner. Ça se répète, se déglingue, comme chez Duras. Toutes proportions gardées ! Mais rien de choquant. Comment choquer aujourd'hui ? Je m'habitue. Après cent pages un peu longues, ça descend jusqu'à la fin et non, ce n'est pas nul. Juste surfait, dans l'air du temps, d'une sincérité parfois malhabile, ou trop habile, on ne sait. La grande absente pour moi, c'est l'émotion. Un comble ! Ce récit de douleurs extrêmes, dans une langue torturée qui vous cogne dessus, me laisser froid ! J'en suis mortifié, comme d'un échec de la littérature, ou de ma sensibilité. Décidément, l'hystérie et moi... Cette fille est malade, pour ne pas dire folle. Elle-même le dit. En la présentant comme une conquérante, une golden girl littéraire, Savigneau nous arnaque niaisement. (Angot «va gagner» ? C'est quoi, gagner, pour un auteur ? Bouillon de culture ? Savigneau ? Un gros chèque ? Vraiment ?) Angot c'est plutôt la déboussolée, la naufragée qui s'accroche à sa planche. Elle l'avoue humblement — c'est le meilleur du livre. Tolstoï dit que les écrivains sont la vraie aristocratie. Je t'en foutrai, petit père. Insuffisants, décalés, paumés, parias — sinon socialement, du moins dans leur tête : là oui, je les reconnais.

Moi, je ne suis pas de la confrérie. Trop normal. Trop clean.


Quelle idée aussi de lire Angot après Jean Reverzy. Le passage raconte les derniers jours d'un homme. On avance avec lui vers la mort, tout doucement, sans cris ni gesticulations, dans une alliance de dénuement sordide et de sérénité. Au lieu de m'alpaguer, de me secouer, l'auteur soliloque à côté de moi, sans me regarder, à voix basse. Dans l'écriture aussi, un dépouillement, une simplicité absolus. La subtilité la plus discrète. Un travail à l'ancienne, intemporel. Et j'en suis bouleversé — si ce mot brutal convient pour cette imprégnation, cette lente infusion de chagrin et d'apaisement, de grisaille rayonnante.

Grâce à Reverzy je connais maintenant la mort. Médecin comme son narrateur, il était de ses intimes ; elle l'a emmené jeune encore, comme son héros. C'est Nadeau qui le publia dans les années 50 et me l'a fait découvrir. Trouvant chez un soldeur un volume de l'édition originale, froissé, jauni, cadavre de papier, je me suis souvenu des pages ferventes où Nadeau évoque Reverzy dans Le roman français depuis la guerre puis Grâces leur soient rendues. Il me tendait là un nouveau cadeau. Je le saisis des années plus tard, intact. Angot, Reverzy : où est le mort ? le vivant ?


(Journal infime, 1999)



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°9 en mai 2004)