RÉDA CHIFFONNIER


Des livres de Jacques Réda, j'en ai tout un rayon. Des recueils de poèmes surtout, de purs bijoux, mon favori étant Hors les murs : la banlieue de Paris saisie dans sa quintessence et sa beauté secrète. Un livre sur le jazz, L'improviste, ce qu'on fait de mieux dans le genre, avec des poèmes swingants s'inspirant des rythmes jazziques. Un petit livre méconnu, La sauvette, présentant de façon génialement brève, claire et lumineuse les principaux poètes de notre temps.

Voici le Réda nouveau : La course (Nouvelles poésies itinérantes et familières). Il écrit beaucoup, Réda, trop sans doute, et je crains que le meilleur de l'œuvre soit derrière lui. Le sous-titre, avec sa bonhomie modeste, semble un brin désuet. Pourtant, dès les premiers vers, ça repart :


Je regarde souvent la rue où je vais comme si

J'avais depuis longtemps quitté l'émouvante surface

Du monde pour l'autre côté sans fond qui nous efface

Un jour ou l'autre sans retour mais libres de souci.


Je m'applique assez bien à ce délicat exercice

Pour que très vite mon regard cesse d'appartenir

À l'amas nuageux d'espérance et de souvenir

Auquel j'aurai donné mon nom...


Je pense à Dhôtel en lisant Réda. Tous deux affectionnent les plus humbles sujets, les lieux déshérités. Réda est lui aussi un flâneur, un chiffonnier, récupérant dans les poubelles du monde ce que les Messieurs de l'écriture dédaignent. (Encore un fieffé minimaliste.) Lui aussi revient sans cesse sur le motif, comme un artisan refait patiemment son geste, apprivoise lentement la matière. Lui aussi nous réconcilie avec nos alentours, et nous-même. En le lisant j'oublie, comme chez Dhôtel, de me poser toutes ces questions bêtasses, est-ce un «grand écrivain» ou un petit, est-ce moderne ou démodé. Je me fiche même de savoir si c'est meilleur ou moins bon qu'avant. Je suis embarqué. Je jubile. Je retrouve dans ses vers à foison ce que j'essaie de faire pousser dans ma prose. Forcément ! C'est son regard, en grande partie, qui a formé le mien. Au point que le lire est pour moi dangereux autant que bénéfique : étant passé partout avant moi, il me guide et me coupe l'herbe sous le pied, me pousse à écrire et m'en décourage. J'aurais aimé, j'aurais pu écrire des vers, mais je n'oserai jamais après lui. Pas de regrets : sans l'exemple des siens, je n'aurais pas osé non plus. Je suis un gamin dont l'oncle a piqué le jouet (le vers, ce meccano merveilleux) ; mais elles sont si épatantes, les machines bricolées par tonton, que le regarder jouer, assis tous deux par terre, suffit à mon bonheur.


Tout s'estompe et s'idéalise :

On espère bientôt

Réussir au bord du coteau

La pure catalyse


De la plénitude et du rien...


La prose, je peux y aller. Ses routes sont plus nombreuses, plus sinueuses, plus secrètes. J'y trace plus facilement de nouveaux parcours. Et quand bien même je reviendrais sur les lieux de Réda ? Ou sur les miens ? Ce que Réda m'aide à me fourrer dans le crâne — j'ai encore besoin de taper pour que ça rentre —, c'est qu'il n'y a pas de mauvais ou de petits sujets, et qu'on peut retourner aux mêmes autant de fois qu'on veut, comme les peintres avec leurs étangs, leurs femmes nues, leurs coupes de fruits. J'emmerde les maximalistes, leurs grandes machines, leurs fanfares, leurs grosses caisses. Vive le peu ! Vive le presque rien ! Je n'ai plus peur de manquer de matière. Moins j'en aurai, mieux je la verrai. Quelques rues, quelques visages, quelques livres, un miroir de poche, c'est presque trop.


(Journal infime, 1999)



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°5 en janvier 2004)