17 OCTOBRE 1961


Ce que j'ai fait le 17 octobre 1961 ?

Aucun souvenir.

Ce fut pourtant une journée étonnante. Magique. Ce jour-là notre police a réussi non seulement à étouffer dans l'œuf une grande manifestation d'immigrés algériens, mais à rouer de coups des milliers d'entre eux, à en tuer des dizaines, des centaines sans doute, qu'elle balança dans la Seine en plein Paris, et ce dans le silence le plus parfait. Un chef-d'œuvre. La presse ne bougea pas. Personne n'avait rien vu. Le secret a tenu plus de vingt ans ; aujourd'hui encore on ne sait pas tout.

En octobre 1961 je n'avais pas quatorze ans. La politique, c'était trop calé pour moi ; j'avais juste une vague sympathie, par atavisme familial, pour la droite qui régnait alors. La même année, un matin, mon copain Loison est arrivé au lycée tremblant de colère : la veille, chez lui à Issy-les-Moulineaux, il se trouvait dans une boucherie quand trois types étaient entrés, avaient jeté dehors un client qui attendait son tour et l'avaient tabassé là, sur le trottoir, sans même se cacher. Le client, Loison le connaissait : un petit Algérien d'une cinquantaine d'années, humble et inoffensif. Les trois voyous portaient des uniformes de la police nationale.

Moi aussi je suis violent. Depuis ce jour-là, cette scène me donne des idées de meurtre — et ce n'est pas l'Algérien que je foutrais à l'eau. Chaque fois que je le vois, cet uniforme bleu, je dois me raisonner, me répéter qu'après tout il n'habille pas forcément des brutes. J'observe les flics à la dérobée, leurs yeux. J'aimerais entrer dans leur âme. Je souris timidement aux fliquettes, avec un peu d'espoir ; les femmes, souvent, sont moins féroces.

Mais qu'est-ce qui m'a pris alors de m'énerver pour ça ? Ce type de ratonnade, plutôt artisanal, était alors si courant, si banal, qu'on laissait les journaux en parler ; les cognes avaient même fait une grosse tête à un député gaulliste vaguement bronzé, par erreur, et cette lavette n'avait pas porté plainte, craignant sans doute que les bourges ne votent plus pour lui. Rien que pour ça il a mérité sa branlée.

L'année suivante, la paix signée entre-temps, j'étais au lycée, j'allais entrer en classe, quand une violente explosion a retenti dehors. Une heure plus tard on savait tout : l'OAS, pot-pourri de toutes les extrêmes droites, qui refusait l'indépendance algérienne, avait posé une bombe devant la maison de Malraux, alors ministre ; elle avait raté le grand homme et défiguré une petite fille. Bien peu de chose, une fois de plus. De quoi donc avais-je l'air, frémissant de rage ? Marc Olifant, lui, déclara virilement que bien sûr c'était fâcheux, mais que quand on fait la guerre on n'a pas le choix des moyens.

Dans notre classe un petit groupe soutenait l'OAS, et Olifant en était l'âme. Plus âgé que nous, ayant redoublé, il était très beau, avec l'arrogance en rapport. L'année d'avant je l'avais vu cracher en rigolant un gros mollard vert sur le manteau de Lonfeux, sans raison. Lonfeux, au lieu de le lui faire bouffer, avait ravalé sa honte. Fils d'un sous-off mort en Indochine, il faisait maintenant partie des conjurés.

Ils n'ont pas conspiré longtemps. Ils furent convoqués chez le proviseur. Le petit chef Olifant fut exilé dans un lycée voisin ; les autres ont rasé les murs. Je vous l'avais dit, clamait M. Mostalini, prof de maths et communiste, elle sait tout la police, elle a des fiches et des photos sur tout le monde ! Plus tard Olifant s'est lancé dans la politique ; il a même été député — socialiste.

1961, c'est presque le Moyen-Âge. Les petits-neveux des noyés, mes élèves, ouvrent de grands yeux quand je raconte ces histoires ; en parlent-ils en famille ? La France est tellement leur pays, désormais, qu'ils ne comprennent rien au mépris qu'elle leur oppose encore, dans son entêtement sénile. M. Papon, préfet de police en 61, a été rattrapé, jugé, un vrai miracle — mais bien plus tard, pour d'autres crimes, et les victimes de ses paponnades n'ont jamais troublé son sommeil. J'ai honte pour deux.

Il se pourrait que je me trompe de cible. Ma colère et celle de quelques autres, c'est drôle, vise uniquement les pauvres bourriques irresponsables, au sens moral anesthésié par l'uniforme, qu'on excita et lâcha comme des chiens, et leurs chefs immédiats du genre Papon, en contournant le vrai coupable : celui qui dirigeait la France, qui sûrement savait tout et qui a laissé faire. Est-ce dû à notre esprit cartésien, pour qui l'homme du 18 juin ne pourrait être aussi celui du 17 octobre ; pour qui on ne saurait en même temps être un grand homme et se conduire en grand salaud ? Ou serions-nous à jamais étouffés par la peur du Père ? Nous qui faisons les farauds tout le temps, serons-nous un jour autre chose que des gamins ?


(Journal infime, 1999)


Au-dessus de tels détails... Et nous n'avons rien vu
Au-dessus de tels détails... Et nous n'avons rien vu


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°2 en octobre 2003)