MISSION IMPOSSIBLE


Traduire de l'anglais en français ? Mission impossible, dis-je quand on me demande pourquoi j'ai enseigné toute ma vie cette langue sans jamais — ou presque — la traduire. Trop ramassé, l'anglais, trop nerveux, trop vif, et le français trop tranquille, trop étale — la déperdition est terrible et me ferait inutilement souffrir.

Voici une strophe de Coleridge tirée de «Dejection : an ode» :


A grief without a pang, void, dark, and drear

A stifled, drowsy, unimpassion'd grief,

Which finds no natural outlet, no relief,

In word, or sigh, or tear —


Mot à mot :


Un chagrin sans violence, vide, sombre et sinistre

Un chagrin étouffé, somnolent, sans passion,

Qui ne trouve nulle issue naturelle, nul soulagement

En mots, ou en soupirs, ou en larmes —


Je n'ai jamais été vraiment amoureux de l'anglais, mais comment ne pas être vampé, enivré par l'élégance de cette brièveté inimitable, par ce balancement alliant la souplesse à l'énergie ? Ce swing de la langue anglaise, il est ici partout : dans l'alternance des syllabes accentuées ou non, qui culmine avec le martèlement des monosyllabes ; dans l'alternance des rimes (ici efficacement embrassées, comme un piège qui se referme) ; dans la longueur variable des vers. Et aussi dans une autre alternance entre les vers 1 et 4, monosyllabiques, pesants, accablants (en anglais, l'accent tonique se dit stress !), et les deux vers centraux aux mots plus longs, suggérant vaguement une détente provisoire.


La traduction publiée (in La Ballade du Vieux Marin et autres textes, Poésie/Gallimard) :


Cette douleur d'angoisse nulle, cette douleur noire et vide

Cette douleur étouffée, engourdie, sans passion,

Incapable de trouver d'exutoire naturel,

De répit, soupir, pleur ou mot —


Le traducteur, essayiste et poète renommé, est une star, et j'ai l'air bien prétentieux d'attaquer son travail — d'autant que cette version est visiblement concertée, très loin d'un simple mot-à-mot. Mais enfin, lisant cette version, j'ai l'impression de me trouver sur une autre planète. Ce qui constitue le poème, selon moi, c'est avant tout sa musique, et son rythme d'abord. Pour moi le poème est un cheval (le rythme) qui porte un cavalier (le sens). Est-il besoin d'une analyse détaillée pour montrer que dans cette adaptation d'où le swing est douloureusement absent, le cheval claudique ?

Aucune rime, soit : ce n'est pas l'essentiel. Mais la cadence ? Trois vers sur quatre invertébrés, sans rythme (7+7, puis 7+6, puis encore 7+6), le v.3 étant le plus calamiteux, sans aucune densité sonore — une totale démission. Le v.4 relève un peu le niveau, mieux scandé avec ses 8 syllabes, son allitération en [p] bien venue, mais pourquoi diable terminer sur le mot musicalement le moins frappant, alors qu'il était si simple, si naturel, d'aligner par exemple «mot, pleur ou soupir» ? Serait-ce que le traducteur a jugé qu'il fallait garder pour la fin l'essentiel : le mot, autrement dit le langage, l'expression, la poésie ? Mais le poète, lui, prend le chemin contraire : ce qu'il met en valeur à la fin du vers, c'est les larmes, l'émotion toute bête...

Et pourquoi cette répétition si voyante, «cette douleur» assenée trois fois, avec une emphase lourdement rhétorique, alors qu'en anglais «grief» apparaît deux fois et de façon plus subtile, au début d'un vers et à la fin du suivant, enfermant les autres mots comme dans un piège, là aussi — mouvement annonçant celui des rimes embrassées ?

Pour ne rien dire d' «angoisse nulle», gauche et même pas clair.

«Dejection» : «abattement, découragement», dit le Robert et Collins. «Découragement», choisit le traducteur. À sa place j'aurais mis «abattement», plus resserré, plus frappant sur le plan sonore, plus physique. Comment se fait-il que ce traducteur-poète ne soit pas davantage poète en traduisant ? Je ne comprends pas. C'est accablant. J'en suis tout abattu moi aussi.

Pourrait-on traduire mieux ? J'espère l'avoir montré. Pourrait-on traduire bien ces vers ? L'absence de ma version perso en conclusion est une réponse implicite.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°98 en novembre 2011)