MÉTAMORPHOSES D'UNE PHRASE


Il y a quelques années, aux délibérations d'un prix de traduction, deux des jurés viennent de tresser des couronnes à X, valeureuse traductrice du roman de Y, on pense qu'elle marche à bonne allure vers le prix lorsqu'un troisième juré, d'un coup sec, lui coupe le laurier sous le pied.

On ne peut pas donner le prix, déclare-t-il, à quelqu'un qui écrit de façon si lourde et maladroite ! Et ce dès la première page !

Et il nous lit la deuxième phrase du roman :

«À ses visiteurs il affirme encore avec assurance au cours de son dernier hiver qu'un jour, un couple des oiseaux qu'il admire, qu'il aime tant...»

Commentaire du juré :

Sans ponctuation jusqu'à «un jour», vous vous rendez compte ! Et encore, je ne vous inflige pas la suite, la phrase continue, ça n'en finit pas !

On est perplexe. On trouve le passage un peu massif sans doute, mais sans qu'il y ait de quoi tuer un candidat — surtout après les horreurs qu'on vient de lire chez certain traducteur que le juré en question porte aux nues... On réécoute la phrase. On voudrait savoir comment elle se termine. Impossible : aucun exemplaire sous la main.

X n'aura pas le prix. Un livre traduit vous rapporte deux-trois sous ; une phrase peut vous coûter plusieurs milliers d'euros.

Rentré chez soi, on se rue sur le roman de Y pour découvrir enfin la malheureuse phrase in extenso :

«À ses visiteurs il affirme encore avec assurance au cours de son dernier hiver qu'un jour, un couple des oiseaux qu'il aime tant, qu'il admire, ces corneilles aux yeux blancs, viendra élire pour nid la cheminée de son bureau et, d'une couvée, donnera vie à une nouvelle colonie de choucas.»

La fin qu'on nous avait cachée ne pose aucun problème. Quant au début de la phrase, pourrait-on donner un peu d'air ? On essaie de rajouter des virgules pour complaire au juré hostile :

«À ses visiteurs il affirme encore avec assurance, au cours de son dernier hiver, qu'un jour, un couple des oiseaux qu'il aime tant, qu'il admire...»

Ça ne va pas : cette ponctuation classique, grammaticalement correcte, saucissonne la phrase, casse l'élan, on n'a plus devant soi que des morceaux épars.

Une légère permutation peut-être ?

«À ses visiteurs, au cours de son dernier hiver, il affirme encore avec assurance qu'un jour, un couple des oiseaux qu'il aime tant, qu'il admire...»

Là non plus, ça ne colle pas. Pour que la phrase trouve son équilibre et son mouvement, il faut qu'elle débute ainsi, par ce long passage non ponctué, comme en apnée. Lisons la première phrase, juste avant :

«Jusqu'à sa mort, en février 1989, Ludwig K. attend le retour des choucas.»

Lisons ensuite la fin de la phrase, abondamment virgulée, et on comprend alors le rôle du passage litigieux : seul, il paraît gauche, bizarrement désertique ; replacé dans le contexte, lancé comme un pont suspendu entre deux zones à virgules, il fait respirer le texte en apportant un bienfaisant contraste ; sans lui, sans ce ressort longuement tendu, le déferlement de virgules qui suit n'apparaîtrait pas comme une détente, un jaillissement d'émotion longtemps réprimé. Deux parties dans cette phrase en arche : le dernier hiver longuement prolongé, jusqu'à la virgule d'»un jour», où la phrase bascule ; puis l'aveu d'une passion, par vagues insistantes, un peu haletantes.

Elle est belle, tout compte fait, cette phrase ! Elle s'est transfigurée sous nos yeux. On ne sait pas ce que vaut l'original, mais on sent que la traductrice, confrontée à un matériau sans doute un peu compact, s'en est tirée de superbe façon, avec force et finesse. Et l'on comprend qu'il suffit parfois de couper maladroitement une phrase (ou trop adroitement ?) pour métamorphoser un beau cygne en vilain canard.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°88 en janvier 2011)