I WOULD PREFER NOT TO


Célèbre phrase, dite et redite par le héros du Bartleby d'Herman Melville, savamment commentée par MM. Blanchot, Foucault, Bataille, Deleuze et bien d'autres. Terrible phrase : de quelque façon qu'on la traduise en français, c'est un désastre.

On pourrait penser que mes consœurs et confrères anglicistes éviteraient de s'y frotter, eh bien non ! Ils se bousculent ! Je reviens d'une courte virée sur Internet avec les noms de six audacieux, et j'en oublie peut-être : Pierre Leyris (deux versions à lui seul), Michelle Causse, Jean-Yves Lacroix, Jérôme Vidal, Bernard Hoepffner et Philippe Jaworski. Du beau monde. Sont-ils tous masos ? Ou serait-ce l'échec des précédents qui pousse les suivants à se lancer ?

Sept traductions différentes répertoriées. Présentons-les, par gentillesse, de façon anonyme :


Je préférerais ne pas le faire

Je préférerais n'en rien faire

Je ne préférerais pas

Je préférerais ne pas

Je préférerais pas

J'aimerais mieux ne pas le faire

J'aimerais mieux pas.


Ce qui me sidère d'abord, c'est le nombre de versions où «préférerais» s'étale. Ce mot est une horreur sonore. Les horreurs, ça peut servir parfois, mais dans le cas présent la formule-refrain de Bartleby devant être aussi brève et bien frappée qu'en anglais, je m'en voudrais, quant à moi, de la plomber par ce mot terne, rugueux et interminable. Que tant de beaux esprits aient recours à lui me met mal à l'aise, comme à chaque fois qu'une de nos évidences est contestée, qu'on se sent soudain minoritaire, marginal, qu'on se demande : et si le fou, c'était moi ?

Je préférerais «J'aimerais mieux». «J'aimerais mieux ne pas le faire» me semble long et plat. «J'aimerais mieux pas» ? Meilleur sans doute, mais du coup le ton n'y est plus. «I would prefer not to» est une formulation admirablement dosée, ni familière ni insolite, juste un peu alambiquée, un rien précieuse. On dirait normalement «I had rather not» ou «I would rather not». «J'aimerais mieux pas», trop relâché, trop court aussi, me paraît bien direct et brutal pour habiller la résistance passive, l'inertie douce du personnage — même si, à tout prendre, la brièveté ici est un moindre mal, s'agissant d'un personnage mutique.

Bilan : sept versions plus ou moins boiteuses. N'accablons pas les traducteurs : c'est notre langue ici qui les trahit.

Un instant, présomptueusement, je pense avoir trouvé mieux :

«J'aimerais mieux m'abstenir».

Le sens y est. Le ton aussi. Le rythme est bon. Alors qu'est-ce qui me gêne ? Les diverses gloses de mes confrères m'aident à y voir clair. Le coupable, c'est sans doute le verbe rajouté, addition légitime ailleurs sans doute, mais qui dans ce cas précis rompt le charme. D'abord, la phrase devient trop carrée, trop assise. «I would prefer not to» nous touche par son côté inachevé, la phrase reste «en suspens», laissant «un silence mystérieux» — est-ce un hasard si cette belle remarque vient d'un homme de théâtre, le metteur en scène David Géry ? Tout texte est un texte de théâtre. Tout traducteur est metteur en scène.

Un anglophone répondrait qu'en anglais cette phrase est grammaticalement normale et que pour sa part il est bien moins sensible à ce suspens qu'un francophone. Soit. Si «s'abstenir» pose problème, c'est avant tout, je crois, par la précision, si ténue soit-elle, qu'il apporte. «I would prefer not to» atteint au dépouillement absolu, dans son refus très bartlebien de seulement mentionner ce qu'on va faire ou ne pas faire ; dire qu'on s'abstient, c'est déjà trop.

Retour à la case départ. Je penche peut-être pour mon «J'aimerais mieux m'abstenir» trop explicite, mais seulement si je devais absolument choisir — et j'aimerais mieux pas.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°81 en juin 2010)