ENFANTS DE POUCHKINE


Reader, enough of this apology ;

But spare me if I think it best,

Before I tether my monology,

To take a stanza to suggest

You spend some unfilled day of leisure

By that original spring of pleasure :

Sweet-watered, fluent, clear, light, blithe

(This homage merely pays a tithe

Of what in joy and inspiration

It gave me once and does not cease

To give me) — Pushkin's masterpiece

In Johnston's luminous translation :

Eugene Onegin — like champagne

Its effervescence stirs my brain.

(5,5)



Lecteur, voilà mon apologie terminée ;

Mais souffre que j'abuse encore un tantinet

Et qu'avant de conclure ce long aparté,

Je mette à profit ce sonnet pour t'inviter

À consacrer tes rares heures de loisir

À cette source incomparable de plaisir :

Fluide et savoureuse, ambitieuse et légère

(Cet hommage modeste à sa façon suggère

Les innombrables joies comme l'inspiration

Que je connus naguère et que j'appelle encore) —

C'est la traduction d'Onéguine, ce trésor

Lumineux que nous a laissé Charles Johnston,

Et qui, telle une coupe de champagne, instille

Dans mon esprit son effervescence subtile.



L'auteur ? Vikram Seth (cf. PAGES D'ÉCRITURE n°74). Le traducteur ? Claro, l'homme des défis, des missions impossibles, des textes imbitables et/ou intraduisibles, de préférence interminables. Quand nul n'y arrive, quand nul n'ose, on va chercher Claro.

La performance, ici, est d'abord quantitative : 589 strophes de 14 vers chacune, soit plus de 8000 vers.

Ce qui impressionne le plus, c'est la rigueur de l'approche. Seth respecte scrupuleusement le dispositif adopté, hérité de Pouchkine dans Eugène Onéguine : mètre régulier (tétramètre iambique), immuable disposition des rimes (abab ccdd effe gg, soit deux croisées, deux plates, deux embrassées, une plate) ; son traducteur s'impose à son tour, on n'en attendait pas moins, une contrainte aussi sévère, ou presque. Il adopte l'alexandrin — un peu plus long que le tétramètre, mais la moins grande concision de notre langue l'impose —, et conserve le schéma des rimes. Il lâche seulement du lest quant à l'alternance entre rimes féminines et masculines, que ce funambule de Seth observe sans le moindre écart (aBaB ccDD eFFe GG) : Claro, lui, n'alterne pas, il s'autorise même à rimer du masculin avec du féminin, qui le lui reprochera ? La tâche est déjà bien assez compliquée, et l'infraction ne s'entend guère.

Tiens, une anomalie dans la traduction de la strophe ci-dessus : elle commence en français par des rimes plates. Sûrement une bévue, croiser les rimes ne posant pas de problème. Par exemple :


Lecteur, voilà mon apologie terminée ;

Mais avant de conclure ce long aparté,

Accepte que j'abuse encore un tantinet

Et mette à profit ce sonnet pour t'inviter etc.


Mais quelle importance à côté de la bonne tenue de l'ensemble. On appréciera, notamment, le vers «Fluide et savoureuse, ambitieuse et légère», aux sonorités fluides et légères, en effet, ainsi que le distique final.

Allez, encore une strophe, pour voir le traducteur à l'œuvre dans un autre registre :



Ed's quiet for a while. Phil's quiet.

Paul's off at the Lamont's today.

The fridge hums, happy with its diet

Of ice-cubes. Clocks click time away,

Contented with its circularity.

Phil yawns. The crackling fissiparity

Of popcorn on the stove returns

Him to the present — and he burns

His thumb endeavoring to extract it.

«You OK ? Let me help !» Ed gets

Butter and garlic salt ; and sets

Some napkins out. Now they've attacked it

With starved abandon. «Whoa ! It's hot

— You're right — but really hits the spot !...

(8,11)



Ed se tait un moment, et Philip fait de même.

Paul est parti pour la journée chez les Lamont.

Le frigo fredonne gaiement un joli thème

À base de glaçons. Le temps coule en amont,

Ravi de végéter dans son éternité.

Phil en profite pour bâiller. Coups répétés

Du pop-corn contre le couvercle métallique !

Fonçant à la cuisine, il oublie la manique

Et se brûle le pouce en ôtant les grains chauds.

«Ça va ? Tu veux de l'aide ?» Il va chercher le beurre

Et le sel, puis met la table et, d'un air rêveur,

S'installe pour manger. Leur appétit, bientôt,

Les met en joie. «Waouh ! dis-donc, mais c'est brûlant !

Tu t'es vraiment fait... Ah, c'est trop bon... j'en reprends !...


Là encore, très bonne impression d'ensemble, la vivacité familière est bien rendue, distique final très convaincant ici aussi.

Un petit bémol au v.4 : «coule en amont» n'est pas clair, pourquoi pas vers l'amont, «Temps coulant vers l'amont» ?

J'aurais aimé retrouver la «circularité» de Seth au v.5, mais la transposition tient la route. Plus gênante, la «fissiparité» disparue : pourquoi reculer devant cette image comiquement savante ? De même que plus loin dans le poème, j'aurais tout fait pour sauver cette métaphore somptueuse :


I sometimes think that you and John

Metastasized from the same tumor.

(8, 13)


laquelle s'aplatit tout de même beaucoup en devenant :


J'ai parfois l'impression qu'avec John

Vous avez dû manger au même râtelier.


Mon principal reproche, c'est l'abus des coupes irrégulières dans les vers : la fausse césure du v.3 dans la première strophe n'est pas gênante, mais les vers coupés 7+5 ou 5+7, par exemple, cassent le rythme. À tout prendre, je serais moins bousculé par un vers faux de onze syllabes, coupé 6+5 ou 5+6, où une moitié du vers sonnerait juste, que par ces douze syllabes mal foutues où tout brinqueballe. Ces alexandrins boiteux, plutôt discrets dans ces extraits (str.A, v.4 et 11 ; str.B, v.11), plus envahissants ailleurs, devraient rester exceptionnels (comme chez Réda par exemple), toujours isolés et si possibles motivés par le sens.

Il est toujours gênant de critiquer un confrère, si peu que ce soit — et quel confrère ! Une star ! De quoi paraître odieusement pinailleur et grotesquement prétentieux. Mais le privilège d'un site confidentiel, n'est-ce pas la liberté de parole, qui n'a pas de prix ? Et s'il prenait l'envie à quelqu'un de m'infliger le même traitement, il me trouverait vivement intéressé, très flatté surtout, voire surpris, de ce qu'on daigne me lire.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°74 en novembre 2009)