TOURNOIEMENT DU DÉSIR


Problème délicat dans un poème d'Andrèas Embirìkos, «Feu sans torche» du recueil Ce jour d'hui comme hier et demain.

En grec, sont homonymes la rose (au pluriel) et la roue, les pétales et les fers à cheval. Embirìkos joue là-dessus pour écrire :


«Quand tu caresses des régions féminines les roses

Comme la roue d'une charrette qui roule

Sur les [pétales / fers] des roses et des chevaux

Comme une prière de derviche qui tourne à toute allure...»


Le poème entier, construit suivant la forme du maraboudficelle, tourne comme le derviche, dérivant de vers en vers, d'un bout à l'autre.

Je pourrais simplement juxtaposer la rose et la roue, puis délayer ainsi, par exemple :


«Sur les pétales des roses et les fers des chevaux».


Mais ce serait introduire deux ruptures dans ce qui doit rester sémantiquement fluide, en fondu enchaîné. Et d'abord, on ne comprendrait plus ce que viennent faire ici les fers à cheval.

Pour que le roue tourne sans heurt, je ne vois qu'une solution : introduire une image nouvelle, la rose des vents, qui participe en même temps du floral et du circulaire, et dont la rotation peut évoquer le trouble, le vertige — l'amour nous fait, littéralement, perdre le nord...


«Main qui sais glisser caressant

Des jardins féminins les roses

Telle une rose des vents qui roule

Chariot dans les pétales de rose

Telle une prière de derviche qui tourne et tourne...»


Dans l'affaire, les «régions féminines» ont rétréci en jardins, ce qui ne pose pas problème puisque dans les deux cas c'est le corps de la femme qui est désigné. Ce jardin n'est pas seulement appelé par la rose, mais par la musique du vers : en grec le mot «régions» ([horon']) allitérait avec «tu caresses» ([haïdèvis]) et «roses» ([ròda]), j'ai tenté de retrouver ce jeu par l'assonance en [in].

La roue n'est plus dite, mais implicite, les fers ont disparu, mais le mouvement est maintenu, ce qui me paraît l'essentiel. Le fer à cheval a infiniment moins d'importance que le glissement de la caresse et le tournoiement du désir.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°72 en septembre 2009)