GROUPUSCULES


Que l'un des meilleurs apprentissages soit le travail en groupe, les traducteurs, êtres soi-disant solitaires, s'en sont aperçus comme les autres. Nos formations à la traduction littéraire, si actives et efficaces depuis quinze ans, en sont le meilleur exemple ; quant à nos diverses rencontres, Assises, Journées de printemps, elles proposent invariablement des séries d'ateliers. Dans toutes ces formules institutionnelles, un praticien expérimenté anime le groupe. Mais il est une autre forme de travail collectif que j'ai rencontrée deux fois et qu'il me semble utile de décrire, dans l'espoir qu'elle fera des petits.

C'était au début des années 90, dans l'euphorie des commencements. La maîtrise et le DESS de traduction littéraire de Charles V venaient de naître. Un petit groupe de filles issues de ces formations décidèrent de prolonger l'expérience. Elles se réunissaient à quatre ou cinq, toutes les cinq ou six semaines, autour d'un passage proposé par l'une d'elles et distribué à l'avance. Le but n'était pas d'élaborer une version commune, mais simplement de remuer les méninges, de confronter les points de vue — comme c'est le cas dans la plupart des ateliers «officiels». La grande différence avec ceux-ci, qu'anime un traducteur chevronné, c'est que cet ensemble-là jouait sans chef. Les filles m'invitèrent une fois par amitié, et j'eus beaucoup de plaisir à écouter Laetitia, Isabelle, Marie et les autres, mais j'avais eu soin de préciser la règle du jeu : je venais en simple observateur, pas question pour moi de diriger les opérations si peu que ce soit, et je donnai mon avis seulement quand il me fut demandé. Le groupe fonctionna de façon souple et satisfaisante un an ou deux, puis, les premières commandes arrivant, chacune suivit sa petite bonne femme de route.

Un ou deux ans plus tard, je fus un participant plus actif au sein d'une équipe très différente, réunissant des traducteurs confirmés, dont certains enseignaient à Charles V, d'autres un peu plus jeunes et même deux ou trois étudiants qui donnaient à notre commando un petit air d'armée mexicaine, plus riche en généraux qu'en soldats. L'âme du groupe était celle du DESS lui-même : Michel Gresset, qui vient de quitter ce monde après avoir tant fait pour nous tous. Michel avait donc réuni, excusez du peu, Françoise Cartano, Didier Coupaye, Anne Wicke, Marc Amfreville et j'en oublie... Nous étions parfois une dizaine à nous empoigner dans la légendaire salle C25 de Charles V. Pas de chef là non plus, et encore moins de version collective modèle : nos points de vue divergeaient atrocement ! C'est ce qui m'a frappé le plus dans cette expérience : tous les présents tenaient le même discours, proclamant le même refus des deux extrêmes, littéralisme et ethnocentrisme, mais sur le terrain nos solutions variaient de façon souvent ahurissante... Il a fallu toute l'honnêteté intellectuelle, la modestie et le courage de Michel Gresset pour concevoir, puis réaliser cette utopie, ce groupe mixte où les profs s'exposaient à nu jusque dans leurs désaccords devant des étudiants.

L'expérience n'a pas duré longtemps elle non plus. A-t-elle été renouvelée depuis, comme elle le mérite ?

Bye, Michel. Fallait-il que tu sois en avance pour que nous ne t'ayons pas encore rejoint.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°29 en février 2006)