SÉRIEUSE MALADIE


Voici l'un des romans les plus connus d'un des grands auteurs américains de notre temps, déjà classique. Une écriture orale, tendue, rugueuse. Le prestigieux éditeur français a confié la traduction à une star et à son épouse, réputés pour leur talent et leur sérieux. Lisant leur v.f. en même temps que la v.o., j'aimerais bien leur tresser des couronnes : épingler les ratages des autres, cela nourrit un sentiment de supériorité facile, mais on a aussi besoin d'admirer.

Ce ne sera pas pour cette fois.

Le français, ici, avance d'un bon pas, il ne traîne pas derrière l'anglais comme c'est le cas trop souvent, c'est important, mais ce n'est pas tout, et je suis vite gêné par certains partis pris de ce travail.

D'abord, tous les «and» sont systématiquement rendus par des «et».


They dismounted among the willows on the far side and made sandwiches with the hunchmeat and cheese and ate and sat smoking and watching the river pass.

Ils mirent pied à terre parmi les saules sur la rive opposée et firent des sandwiches avec la charcuterie et avec le fromage et ils mangèrent et restèrent assis à fumer et à regarder l'eau de la rivière.


Cinq «and», cinq «et».

«And» est vif, «et» mollasson. La phrase anglaise est bondissante et reste relativement naturelle ; la v.f., elle, apparaît forcée, lourdingue. Si du moins on avait élagué un peu autour des «et» :


Ils mirent pied à terre parmi les saules sur la rive opposée et firent des sandwiches avec la charcuterie et le fromage et mangèrent et restèrent à fumer et regarder l'eau de la rivière.


On aurait pu aussi, sans dommage, virer en douceur le dernier «et» :


... et restèrent à fumer en regardant l'eau de la rivière.


Je sais, ces gaucheries sont voulues. Ce phénomène de mimétisme verbal est répertorié sous le nom de traduction littéraliste, ou sourcière. Il s'agit de «prendre le parti de la langue source», de la faire passer presque entière dans la nôtre etc. Je ne dis pas que c'est une option condamnable, un littéralisme tempéré peut même être une excellente chose, à condition de savoir doser. Que ça sente un peu l'anglais, d'accord, mais pas trop quand même.

Or que lis-je un peu plus loin ?


Il pouvait voir le réservoir de Pumpville contre le ciel pourpre. Juste à côté le croissant de la lune. Il pouvait entendre les chevaux brouter l'herbe...


L'auteur n'a jamais écrit ça. Le premier lycéen venu reconnaîtra dans «pouvait voir» et «pouvait entendre» le «could see» et le «could hear» habituels qui veulent simplement dire «il voyait», «il entendait». Rien ne justifie cette imitation pataude. Là, pour le coup, ça pue l'anglais.

Plus loin, comment justifier «il produisit le pistolet» (he produced = il sortit) ou «une situation sérieuse» (serious = grave) ? Comment ne pas trouver calamiteusement pesante l'inversion de l'adjectif calquée sur l'anglais («les lointaines chaînes de montagnes», «les si pâles lys penchés») ? Pour ne rien dire de cette bouse :


...il commençait à se sentir mieux qu'il s'était senti depuis longtemps et le poids qui pesait sur son cœur avait commencé à se soulever...


Que s'est-il passé, camarades ? Pourquoi ces bourdes ici ou là, que ne pondrait pas un collégien ? Pourquoi surtout ce parti-pris sans nuances, digne d'un théoricien à la rigueur, mais indigne d'un praticien ? Le littéralisme hard déforme les textes, change les sourires en grimace, les murmures en cris, les pas de danse en boiterie.

Quant à vous, correcteurs, parfois si prompts à corriger nos plus jolies trouvailles, pourquoi, soudain, tant d'indulgence — ou de négligence ?


Bien traduire de l'anglais, cependant, n'est pas une tâche impossible : à preuve, la traduction d'un autre grand livre américain contemporain, Mystic River de Dennis Lehane. Elle tombe à pic pour me consoler, me rassurer, merci Isabelle Maillet.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°247 en avril 2024)