ARIANE, MA SŒUR


Les traducteurs membres de l'ATLF échangeaient infos, problèmes, solutions et commentaires sur une liste de diffusion très vivante. Il y a quelques mois, la direction actuelle l'a fermée brutalement, sans explications convaincantes, pour la remplacer par une liste nouvelle appelée — cela ne s'invente pas — Discord. Ce qui n'a pas ramené la concorde au sein de l'association...

J'ignore si Discord est très fréquenté, ne connaissant aucun de ses adhérents, mais les habitués de l'ancienne liste en ont créé une autre, baptisée Ariane, ouverte (ce que n'est pas Discord) à tous les traducteurs, qu'ils soient encartés ou non — et c'est selon moi plus qu'un détail. Je n'ai pas tardé à m'y inscrire, en partie par solidarité avec les dissidents face au pouvoir central, en partie pour trouver un peu de chaleur humaine après les méchants traitements que j'avais subi, moi aussi.

Je ne pensais pas m'impliquer. J'ai commencé par suivre les échanges des autres, en sautant les questions financières qui me dépassent totalement (j'ai toujours gagné ma vie ailleurs), mais les discussions sur les mots, alors là... Comment ne pas mettre mon grain de sel ?

Il y a trois mois, Catherine nous fait part de sa perplexité. Doit-elle écrire : «Il reste figé, comme si lui non plus n'arrivait pas à croire à ce qu'il vient de faire» ou «Il reste figé, comme si lui non plus n'arrivait pas à croire à ce qu'il venait de faire ?»

Pour moi, aucun doute : «arrivait» à l'imparfait et «vient» au présent. Avant même que j'aie le temps d'expliquer pourquoi, Rose-Marie, l'un des piliers de la liste, le fait mieux que moi :


Le temps de la phrase est le présent, l'imparfait après «comme si» n'a pas de valeur temporelle, il exprime seulement l'hypothèse. «Ce qu'il vient de faire» est un fait établi, dans le temps présent lui aussi. (...) Il n'y a donc aucune raison de dire «venait de faire».


Le débat semble clos, eh bien non : une discussion à plusieurs démarre, qui va durer plusieurs jours, avec en tout une trentaine d'interventions !


Mettre tout au présent peut-être ?

«Il reste figé, comme si lui non plus ne peut croire à ce qu'il vient de faire.»


Erika, suivie par d'autres, proteste :


Pour ma part, l'imparfait (conditionnel) après «comme si» coule de source. Le présent à la place me ferait terriblement tiquer (à moins que le style ne soit très relâché)...


Mais voici Paul qui vole au secours de l'imparfait final :

«Comme si» appelle l'imparfait (ou le plus-que-parfait — à l'indicatif ou, plus classieux, au subjonctif). À la rigueur peut-on user d'un conditionnel «pour marquer le dédain ou l'ironie», (...) Dès lors la concordance des temps veut que la relative qui suit soit elle aussi à l'imparfait. L'on n'est plus alors dans le monde de la réalité («il reste figé»), mais dans celui de l'hypothèse — hors du présent. Aussi écrirais-je sans barguigner :

«Il reste figé, comme si lui non plus n'arrivait pas à croire à ce qu'il venait de faire».

Puisque le personnage n'arrive pas croire ce qu'il vient de faire, on peut considérer que ce qu'il a fait reste du domaine de l'irréel, et par conséquent il n'est nul besoin de sortir du système temporel mis en place par «comme si». Par ailleurs, je crois que dans des situations comme celle-ci, mieux vaut toujours s'en remettre à la règle. La grammaire est faite pour ça.


Personne ici ne pose une question essentielle : qui détient la règle ? Où est-elle écrite ? Paul toujours :


Enfin la réponse de l'IA (ChatGPT) que je viens d'interroger est sans ambiguïté : la phrase grammaticalement la plus correcte en français serait : «Il reste figé, comme s'il ne pouvait pas croire à ce qu'il venait de faire.»


ChatGPT, pour moi, n'est pas parole d'évangile, et cet imparfait final me rappelle trop la phrase «Les grammairiens et les grammairiennes se sont mises d'accord», où la logique est remplacée par la soumission à la loi du plus proche, mais je me dis qu'il y a sûrement quelque part de dignes grammairiens qui penchent pour «venait» — tandis que d'autres défendent «vient» mordicus.


Reste évidemment la solution de contourner le problème. On propose :


«Il reste figé, comme incrédule lui aussi face à (devant ?) ce qu'il vient de faire.»

«Il reste figé — lui non plus n'arrive pas à croire ce qu'il vient de faire.»

«Il reste figé — il n'en revient pas de ce qu'il vient de faire.»

«Il reste figé, comme incapable de croire à ce qu'il vient de faire.»


Nous autres traducteurs n'arrêtons pas de ruser ainsi, c'est nécessaire et bon. La quatrième de ces phrases me plaît par son élégance concise, et pourtant je préfère la phrase initiale, avec son léger tangage temporel (présent —> imparfait —> présent) qui mime assez bien l'égarement du personnage. Une discordance des temps joliment efficace... La solution la plus élégante n'est pas toujours la meilleure.

Nous ne sommes donc pas tous d'accord, et c'est bien ainsi. La grammaire n'est pas une science exacte. Si je l'aime, c'est justement qu'elle n'est pas pour moi un juge autoritaire nous assénant des règles rigides intangibles, mais un fourmillement d'exceptions souples, malicieuses et joyeuses. Une boîte à outils d'une grande richesse, avec ses tournures classiques, sans danger, et d'autres plus aventureuses. Ne jetons rien, mais tâchons d'utiliser le bon outil au bon moment.


Vers la même époque, autre remue-méninges : faut-il dire «s'arracher de» ou «s'arracher à» ? Là encore, on ferraille amicalement, certains présentant l'une des solutions comme la seule valable, d'autres s'efforçant de préciser le champ d'application de chacune, avant que l'un de nous découvre que le bon Fénelon, dans son Télémaque, utilise indistinctement l'un ou l'autre...


Je me dis que certaines personnes de l'extérieur, en lisant nos échanges, nous prendraient pour de doux dingues, ou du moins des coupeurs de mouches en quatre. Le jour où j'ai présenté mon Verbier à la télévision, un des autres invités, Sa Majesté Alberto Manguel, a commenté avec ironie la passion de certains intellos Français pour ce genre de broutilles. Tout ce que je souhaite au grand homme, c'est d'avoir des traducteurs aussi pinailleurs que mes consœurs et confrères d'Ariane et moi-même...

Merci Ariane.

À bientôt les amis !



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°240 en septembre 2023)