RYTHME ET RIME


Traduire les vers en vers, c'est toujours un défi. J'en ai pourtant traduit, des vers, à la pelle, eh bien ça ne s'arrange pas : avant de me lancer, j'ai le trac. Je ressens depuis mes débuts ce curieux mélange de trac et d'impatience — comme si l'on pouvait en même temps avoir la bouche sèche et saliver.

À chaque nouvelle strophe, on se dit, jusque là j'ai eu de la chance, mais cette fois non, pas moyen, je vais me casser la gueule. Et puis peu à peu, à force de tourner les pages des dictionnaires de rimes et de synonymes, à force de triturer le texte, de déplacer, de tailler, de rajouter parfois, on arrive à un résultat sinon brillant, du moins présentable — croit-on.

C'est très intense. Quasiment physique. Un corps-à-corps avec le texte. Karyotàkis par exemple, un poète chez qui la forme classique a une extrême importance, que je rêvais de traduire depuis vingt ans, trop intimidé pour le faire, et que je n'aurais pas affronté si une commande ne m'avait forcé la main, ce Karyotàkis dont je m'apprête à publier tout un livre de poèmes, eh bien je ne me sens pas de me colleter avec lui pendant des jours et des semaines. J'ai fractionné le travail en courtes séquences, deux ou trois jours par mois en principe, après quoi je souffle en passant à la prose ou au vers libre.

Le plus ardu, évidemment, c'est les sonnets, avec les deux quatrains qui gardent les mêmes rimes (abba, abba), ce qui oblige à trouver deux séries de quatre mots rimant ensemble. Mais voici une difficulté d'un autre genre, nouvelle pour moi : le poème «Les aimantes», non rimé, remplace la contrainte de la rime par une fidélité totale à un certain rythme, à savoir trois anapestes (vv—, vv—, vv—) suivis par une ou deux syllabes non accentuées. Soit dix ou onze syllabes, mais ici le nombre de syllabes ne compte pas : il y a, en fait, trois fois trois syllabes, donc neuf en tout, plus une ou deux muettes, à peine plus marquées que nos finales féminines ; la finale qu'on rajouterait en français, vu la nature de notre langue, serait forcément accentuée et casserait la cadence. Il me faut donc choisir un vers français de neuf syllabes, si possible découpé 3+3+3.

J'adore ce rythme-là, à la fois assis et en suspens, pour son ambivalence. Mais j'ai beaucoup de mal à l'installer. Est-ce dû au fait que nous autres Français n'avons pas ce rythme-là dans l'oreille, alors qu'octosyllabes, décasyllabes et alexandrins viennent assez naturellement quand on nage dedans depuis toujours ?

Résultat provisoire :



Les aimantes


Un beau jour elles viendront ensemble  
sans un mot s'asseoir autour de moi a
tristement. Leurs yeux, tels des moineaux  
voleront apeurés dans ma chambre.= 
Des mains pâles se fondront dans l'ombre  
et des lèvres de mort trembleront.= 
 
Elles me diront : «Frère, les arbres a
s'en vont dans la tempête, et nous autres  
ne maitrisons plus notre voyage. a
La mort vient, reçois-la, donne-la.=a
Nous, vois-tu, à tes pieds nous laissons= 
gonflée au fil des ans, cette larme. a
 
Où sont-ils donc, les ors de l'automne,  
où les divins étés dans les bois ? a
où le ciel infini plein d'étoiles=a
dans la nuit, les chants sur le rivage ? a
Vous qu'on a vus décroître là-bas, a
où êtes-vous, villes et villages ? a
 
Ils nous ont tous trompées, dieux et hommes,= 
et ce soir nous venons près de toi,=a
car nous avons perdu tout espoir a
en ce dur, cet incertain voyage. a
Pareille à nos baisers d'autrefois a
la mort vient, reçois-la, donne-la.»=a
 
Plus un mot. Elles seront penchées,  
odorantes, sur moi. Et le soir=a
lentement dans la chambre en silence= 
descendant, je ne verrai plus guère  
les grands yeux étonnés des Aimantes= 
qui remplissaient ma vie de lumière...  


Les vers suivis du signe = sont ceux où j'ai pu conserver la cadence 3+3+3. Ils ne sont que 11 sur 30. J'aurais sans doute pu, en travaillant davantage, en m'éloignant davantage de la lettre, suivre le schéma plus strictement, voire totalement. Il m'a semblé suffisant de maintenir à peu près la pulsation en pratiquant exclusivement les coupes 3+6 ou 6+3. Une seule exception : le v.18, «où êtes-vous, villes et villages ?», soit 4+5 : la perte du rythme m'a paru expressive, en ce moment où villes et villages disparaissant, le poème dit la perte et l'égarement. J'ai également veillé à marteler d'entrée la cellule de base des trois syllabes en la plaçant au début des trois premiers vers, jusqu'au v.4 où le rythme au complet apparaît pour la première fois. Il était évidemment important que le vers principal, présent deux fois, dont une à la fin de l'appel des Aimantes, «La mort vient, reçois-la, donne-la», soit un 3+3+3. Mais si les deux dernières strophes sont les mieux balancées, avec un segment de trois syllabes en conclusion, c'est plus un effet du hasard que de ma compétence.


Les a qui suivent certains vers ?

Il faut maintenant parler des rimes.

Il n'y en a pas en grec, donc je ne devrais pas en rajouter. Sauf que l'oreille française est un peu désorientée en leur absence, bien plus naturelle en grec, et surtout ce que j'ai perdu en régularité rythmique demande à être un tant soit peu compensé. Rétablir un système de rimes complet serait une trahison, je dois trouver un moyen terme. Il me vient sans vraie préméditation, un peu au coup par coup, sous la forme d'un réseau de simples assonances ponctué de quelques vers étrangers à ce réseau. Sans que je l'aie vraiment cherché, une progression se dessine : les finales de la strophe 1 sont plutôt nasales (j'aime ces sonorités intenses, vibrantes), puis le [a] va s'installer, hégémonique dans les strophes 3 et 4, avant que ne reviennent les nasales sur la fin.

En fait, il se passe la même chose avec les rythmes et les rimes : montée, puis retombée, quelque chose va et vient, tantôt proche, tantôt loin, un peu comme les femmes-divinités du poème, dans un balancement qui est aussi celui des traductions en général, où le traducteur, tâtonnant, laborieux, se rapproche et s'éloigne tour à tour de la beauté qu'il poursuit.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°155 en août 2016)