SYLDAVIE, MON AMOUR


Paris, juillet 198*.

J'aime la Syldavie, ce petit pays rude, mais plein de caractère. Je traduis ses écrivains à tour de bras ces temps-ci : les Belles étrangères syldaves ont lieu dans sept mois. Sur le gaz, deux ou trois traductions de prose que je dois livrer à l'automne. La pression monte.

Coup de fil de l'Institut français de Kalsonik, capitale de la Syldavie du Nord-Est : on me commande, au dernier moment, une anthologie des poètes de cette ville.

Kalsonik... Sa beauté austère m'a séduit dès le premier regard. C'est la patrie d'une kyrielle de poètes admirables, que je rêve de traduire. Mais comment pourrais-je abattre en quatre mois ce travail énorme (lecture, choix, traduction, notices, préface...), alors que mon emploi du temps est plein ? Je réponds que c'est de la folie pure. Et que j'accepte.

Qui traduit du syldave se doit d'être un peu fou.


Août-septembre.

Lecture d'une soixantaine de recueils. Choix de 24 poètes. Choix d'une équipe : tout en me réservant les trois-quarts du gâteau, je confie le reste à trois jeunes consœurs, Rose, Eloïse et Maryline, dont je mets le pied à l'étrier pour un galop d'essai contrôlé.

Pour tout simplifier, mes trois cavalières vivent en Syldavie et moi en France ; or, dans cette lointaine préhistoire (me croira-t-on ?) fax et e-mail sont inconnus, sauf des auteurs de SF. Je reçois par la poste des versions provisoires que je renvoie annotées au crayon et longuement commentées sur une feuille jointe. On m'adresse une seconde mouture, et ainsi de suite.

«V'là les enfançons. J'ai arraché plutôt que coupé le cordon ombilical, c'est pour ça qu'ils ressemblent tous à des fausses-couches, avec de-ci de-là un ongle ou l'attache d'une épaule qui me satisfont. À toi de patauger dans cette boucherie et de prêter vie à l'un ou l'autre.» (Eloïse à Sacha, 28.8)

Les lettres d'Eloïse... J'envie son talent. Elle le laissera en friche, rongée, comme tant de jeunes traductrices, par les tâches quotidiennes et surtout le manque de confiance en soi.

«Garde, jette ou change mes traductions à ton gré» (Rose à Sacha, 12.9).

«Jeter, sûrement pas : ce qui ne servira pas ici sera recasé ailleurs. Changer ton texte ? Hum. J'aimerais mille fois mieux que tu le fasses toi-même. Je me contenterai ici de t'indiquer ce que tu devrais — à mon avis — retravailler. (...) Comprends-moi, je ne refuse pas la tâche, (...) mais c'est bien plus formateur et plus gratifiant pour toi de tenir la barre jusqu'au bout, non ?» (Sacha à Rose, 18.9)

Au lieu de me faire gagner du temps, ce ping-pong me ralentit infiniment, mais je m'en doutais et je m'en fiche. Ce vice impuni, la pédagogie...


20 septembre.

Lettre à chacun des poètes. Je leur annonce leur sélection, le choix des poèmes, sollicite leur avis, les interroge sur les points les plus obscurs et leur demande de m'envoyer ce qui s'est écrit de mieux sur leur œuvre afin de pomper dedans pour mes notices.

Presque tous répondent et collaborent de bon cœur. Grâce au ciel, à part un ou deux, ils sont tous encore en vie, même les grands anciens nés avec le siècle : je n'aurai pas de problèmes, pour une fois, avec des héritiers caractériels.

Effarante nouvelle : l'institut français a trouvé du fric, les traducteurs seront payés. Payés, pour de la poésie ! M. Ézou, qui dirige l'Institut français, fait des miracles.


8 octobre.

Patatras. Les directeurs des éditions kalsoniciennes Dram («traduction» en syldave), qui vont publier l'anthologie en version bilingue, entrent en scène. Blêmes de rage, paraît-il : je n'ai pas inclus Wizskizsek et Milszabör, deux poètes qui furent connus jadis. En plus Milszabör travaille à la Banque de Syldavie, qui subventionne la revue... Déconne pas, Sacha, me dit-on, faut les prendre, autrement c'est le klash (vendetta syldave).

Les poèmes de ces deux-là ne me remplissent pas l'œil, comme on dit là-bas. Je m'incline, les repêche, et me venge en signant mes traductions (rire sardonique) d'un pseudo le plus ringard possible : Lucie Laframboise.

Milszabör est le seul à me réclamer la liste des poètes traduits et le nombre de pages allouées à chacun. Je me fais une joie de le satisfaire, lui en ayant donné moins qu'aux autres.


21 octobre.

Envoi des traductions aux poètes. Ils ont quelques jours à peine (remise du texte le 2 novembre) pour tout lire, ou faire lire, et me communiquer leurs remarques. Avec la plupart d'entre eux, aucun problème. Seul Milszabör fait des siennes : Allö, Metasztaz Milszabör ici, j'ai corrections à vôtre trraductiön, vous avez pourr nôter crrayön ? (Etudes en France il a fait.)

Pendant vingt minutes, aux frais de ma patrie à moi (il téléphone de l'Institut français), Milszabör me dicte une traduction toute entière de son crru. Je fais mm... mm... en me coupant les ongles des pieds. Sans rien noter ; j'ai décidé, moi si ouvert aux suggestions, de faire une exception pour Milszabör : ce coup-ci je ne change pas une virgule.


1er novembre.

«Nos traductions cherchent à restituer la forme et la musique de l'original au moins autant que le sens : nous croyons qu'un poème traduit doit rester poème — sinon, il n'est rien. D'où certaines libertés, minimes en fait, que les amateurs de précision littérale se feront une joie de relever grâce au texte syldave imprimé en regard.» (Extrait de ma préface, que je termine à l'instant, épuisé.)

Eloïse, au dernier moment, me dicte sa version définitive par téléphone (vingt minutes là aussi). Ouf. Je craignais qu'elle ne flanque ses tradales au panier. Elle a failli. Je suis nulle je suis conne etc. (air connu).


2 novembre.

Tout posté à temps ! Le plus dur est fait !

Que tu crois, pauvre naïf.


6 novembre.

Dès réception du colis, M. Dram m'appelle, glapissant de colère. J'ai osé inclure quatre poètes qui ne sont pas de Kalsonik ! Trois d'entre eux, j'en conviens, viennent de la région de Zlip, dans le nord-ouest, et j'aurais dû m'en souvenir, les Syldaves du nord-est ont pour ceux du nord-ouest à peu près autant d'estime que pour leurs voisins les Bordures. Autre village, autre pays (proverbe syldave).

Le quatrième clandestin fut étudiant à Kalsonik, il écrit comme s'il y était né, le seul nom de Kalsonik lui tire des larmes de tendresse. Je plaide sa cause et celle des autres tricards : nord-est, nord-ouest, c'est toujours le nord, tout de même ; et puis, parlons gros sous, deux de ces gars-là sont invités aux Belles étrangères, avec eux le bouquin se vendra mieux en France. Sans compter que je n'ai pas d'autre endroit pour les publier.

N'insistez pas ! me répond-on, mes associés sont inflexibles.

Par les moustaches de Pleksi-Gladz ! Toucher à mes poètes chéris ? Cette fois c'est trop. Je sens fondre autour de moi ce cocon de gentillesse qui m'empêche parfois de bien frapper. Nourris le louveteau, la louve devient brebis ; mords l'agneau, la brebis devient louve (proverbe syldave).

Inflexibles ? Eh bien moi aussi ! explosé-je. Si vous coupez la moindre chose à un seul de mes poètes (à part Milszabör), je retire toutes mes traductions ! Take it or leave it ! ! !

Je l'ai dit en anglais pour être encore plus brutal.


Décembre-janvier.

M. Ézou, à Kalsonik, surveille autant qu'il peut la fabrication de l'anthologie, tandis qu'à Paris je sue d'angoisse. Mon coup de poker a marché, ces messieurs ont cédé, quinze partout, mais quels poignards vengeurs aiguise-t-on là-bas ?

Les quatre métèques font partie du voyage, mais dans un compartiment à part en queue de volume, comme s'il avaient la peszth. Première vengeance — il y en aura d'autres.

J'apprends que les typos de Dram ne parlent pas un mot de français... La nuit, dans mes cauchemars, je lis mes traductions constellées de circônflexes et de tremäs.

Impossible de voir les épreuves. Ézou lui-même n'a que deux jours pour les relire là-bas. Il m'informe qu'une phrase de ma préface a été censurée (vengeance n°2) : j'évoquais l'époque (elle dura jusqu'au début de ce siècle) où la population de souche syldave était minoritaire dans la ville. Depuis, on a fait le ménage. Ce passé cosmopolite fait rêver certains kalsoniciens, et rougir de honte beaucoup d'autres. À quoi bon le rappeler, nous le savons tous ! ont expliqué ces messieurs à Ézou. — Et les Français ? — Les Français pourraient mal comprendre...


Paris, fin janvier.

J - 2. Ézou à peine atterri me tend un exemplaire tout frais. Les typos non-francophones ont livré un combat sublime de violoniste sourd, d'escrimeur aveugle. Pas plus de deux ou trois coquilles par page, mais ils ne savaient pas, les pauvres, qu' il ne faut pas d' espace après l' apostrophe... Détail infime, lequel suffit pourtant à donner à mon français une étrange allure de robot mal réglé. Je pense fugitivement au disque où Mireille Mathieu chante en syldave.

Chose plus grave pour moi, M. Dram a pondu un œuf empoisonné : une préface où il reprend tout ce que j'ai dit dans la mienne, copieusement délayé, et qu'il a placée avant, si bien que c'est moi qui semble avoir tout copié — en plus court, par flemme. Bien joué, mec. Un vrai pro.

Le diffuseur qui devait placer l'enfant dans les librairies françaises est moribond. Nous diffuserons seulement, nous-mêmes, les cent exemplaires qu'Ézou a trimballés dans ses bagages — de quoi fournir les officiels et quelques amis. Tout cela restera entre nous. Comme quoi deux mauvaises nouvelles peuvent parfois s'annuler.


Paris, février.

Belles étrangères. Pas trop d'anicroches. À la Maison des écrivains, Ézou et moi évoquons la ville et ses poètes devant une poignée de syldavophiles. Rose et Eloïse ont dû rester là-bas, mais Maryline a fait le voyage comme interprète avec les dix écrivains de l'équipe nationale. Tiens, la voilà. Des éclairs dans les yeux. Tu as vu ? s'écrie-t-elle en brandissant l'anthologie. — Vu quoi ? — Mon nom de famille ! Ils l'ont écrit Disco ! Tu ne savais pas que là-bas je l'écris Discö ? Qui saura que c'est Moi ? Et quand serai-Je payée ?

Les traductions signées par la diva sont plus qu'à moitié les miennes, mais à quoi bon le lui rappeler ? Je sors mon portefeuille et lui avance la somme sans un mot. Adieu, miss Discö. Les deux autres filles ont été adorables, et c'est d'elles que je me souviendrai.


Mars-avril.

Ça barde à Kalsonik. Dram bombardé de lettres incendiaires. Un obscur vieux poète, un peu dans le genre de Milszabör, la pointure encore en dessous, s'indigne d'avoir été oublié. «Les assassins de l'esprit sont plus abominables encore que les vrais», conclut-il à mon adresse. Un autre poète, bien qu'anthologisé, vomit plusieurs pages de bile sur le bébé, jurant qu'on ne l'y reprendra plus. (Je parie le contraire, et gagnerai le pari dix ans après, lui ayant proposé — pure méchanceté — une place dans l'anthologie syldave d'un grand éditeur parisien.)

Les Balkans ? Une poudrière, vous dis-je.

On s'habitue. On continue.


Que dites-vous ? Je sais, j'ai omis l'essentiel : le travail de traduction. En fait je ne me souviens de rien. Je ne sais plus quand ni comment j'ai pu traduire tous ces poèmes entre mon boulot officiel, la vie de famille et le courrier-fleuve autour de l'anthologie. Ce fut un plaisir vif, assurément, et par conséquent fugace. Le traducteur de syldave, travaillant pour un pays sans agents littéraires, dont la littérature ne passionne pas plus nos éditeurs que nos lecteurs, doit s'occuper de tout ; il a tant à faire avant de se mettre à traduire et après l'avoir fait (démarchages, négociations, promotion...) que le tête-à-tête avec les mots est pour lui une brève halte, un repos du guerrier, un délice de Capoue, un refuge, l'oubli du temps — la récompense entre toutes.

Et puis la poésie, c'est tellement commode. Un petit poème, ça se case tout seul dans les trous d'une journée. On le lâche, on le reprend, juste un coup d'œil, ça cloche encore, on bricole, on laisse reposer, on y repense dans le métro, sous la douche, et un beau jour on en a tout un livre dans les mains. Comme dit le proverbe syldave : Petit ver, petit ver, petit ver, grande écharpe de soie.


Ce texte, signé Sacha Marounian (hum), a paru en 2000 dans le n°20 deTransLittérature. Les ressemblances avec un pays, une ville, des personnages et des événements réels ne sont en rien le fruit du hasard, hélas.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°14 en octobre 2004)