TRADUCTION EXEMPLAIRE


C'est un excellent roman américain publié dans les années 60 et traduit en français trente ans plus tard par un traducteur chevronné, honorablement connu. On peut lire son travail sans rien remarquer d'anormal. Mais si l'on a le malheur de comparer avec la v.o., on découvre ceci, dans trois phrases prises au hasard :



(1) Whatever darkness she looked into when she was alone, or alone with John, never left the slightest shadow on her face.

Quelques ténèbres qu'elle entrevît lorsqu'elle se trouvait seule, ou en tête-à-tête avec John, jamais elles ne laissaient la moindre ombre sur son visage.


(2) Even then, her whole spirit braced against the agony of parting and the agony of the riddled flesh, she could smile. Her generosity could shine across thirty feet of hot shade and give me something, reminder, acknowledgment of how much we had managed to cram into the few months of our knowing one another, and how firm the bond of affection was.

Même en cet instant, alors que toute son énergie était mobilisée pour faire face au déchirement du départ et à la torture de sa chair martyrisée, elle trouva encore le moyen de sourire. Sa générosité irradiait jusqu'à moi dans l'ombre brûlante et me fit l'effet d'un cadeau d'adieu. Ce sourire était comme le rappel de tout ce que nous avions réussi à faire tenir dans les quelques mois où nous nous étions connus, et de la force de l'affection qui nous unissait.


(3) One instant, and then she was death again, tottering between her careful helpers. The nurse fussed behind them with her own suitcase in her hand, and behind them all came Debby carrying a flat cardboard box.

Un instant fugace, et la mort fut de nouveau sur elle tandis qu'elle trébuchait entre les bras compatissants. Derrière eux, l'infirmière, tenant sa propre valise, s'agitait pour masquer son embarras. Debby fermait la marche, portant un coffret de carton plat.



On ne peut certes pas qualifier cette version de mauvaise. Rien de scandaleux dans ce travail de pro consciencieux, qui ne manque pas de trouvailles habiles («irradiait jusqu'à moi», «bras compatissants»...). En regardant de plus près, cependant, on repère les déformations suivantes :

— Le texte est considérablement délayé, passant de 674 à 878 signes, soit un accroissement de 30% !

— Deux phrases sont coupées en deux, ce qui découle en partie sans doute de leur allongement : après les avoir alourdies, on ressent le besoin de les fractionner pour alléger. Dans les deux cas l'effet est malencontreux : l'élan de l'émotion dans (2) est coupé net, et la procession dans (3) est morcelée en deux tronçons, alors qu'il fallait montrer que tous ces gens sont ensemble. C'est ce qu'on appelle rogner les ailes au texte.

— Les répétitions sont systématiquement évitées, en vertu de l'adage en vigueur chez certains éditeurs jadis, aux XIXe et XXe siècles : «Le-français-n'aime-pas-les-répétitions». En dix lignes, ici, on en trouve cinq : «alone» dans (1), «agony», «could» et «how much» / «how firm» dans (2), «behind them» dans (3). Ce qui est beaucoup, même pour de l'anglais. On pouvait sans doute supprimer l'une d'elles, en (3) par exemple, mais il y a là, en (2) surtout, un effet de style, une insistance, une solennité, une émotion, qu'il est maladroit d'évacuer ainsi.

— Le niveau de langue est par moments trop soutenu. Exemple, le calamiteux «quelques ténèbres qu'elle entrevît». Prout-prout...

— Les formulations un peu audacieuses, un peu poétiques, sont artistement atténuées. «And then she was death again», ça décoiffe, tout de même ! «La mort fut de nouveau sur elle», c'est une formulation classique, alors qu'il fallait être brutal.

Rien de vraiment scandaleux, dira-t-on. Rien que de très banal, en effet : ces trois phrases nous offrent en raccourci une anthologie des défauts les plus courants en traduction. Ceux qui visent à normaliser, à formater. À pasteuriser les textes et les rendre insipides pour permettre une consommation de masse. Question : cette édulcoration, cette mutilation est-elle imposée par l'éditeur, ou le traducteur en est-il responsable ? Si c'est le cas, comment peut-on être à ce point insensible, ou du moins prisonnier de règles archaïques ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°128 en mai 2014)