CHAMPS DE RUINES


«Pour les traductions présentées ici, j'ai pris le parti de serrer au plus près le texte original, (...) en sacrifiant toujours au sens du poème original tout souci de «beauté littéraire» (risque pour tout traducteur qui se retrouve finalement en plagiaire des idées de son auteur, où il puise les matériaux d'une œuvre devenue personnelle, reconstruite sur et avec les ruines du texte à traduire.»

Trouvé ça dans la préface d'une anthologie parue naguère, et qu'un accès de bonté me retient de situer davantage. Je ne vais pas ressortir pour l'occasion le topo bien connu sur la nécessité de s'écarter ici ou là du mot-à-mot pour retrouver... Retrouver quoi, au fait ? D'accord, appeler ça «beauté littéraire», c'est cucul. Littérature est un mot empesé, ringard, et la beauté n'est qu'une conséquence, pas un but premier. Ce que le traducteur cherche à retrouver, par une série d'interventions aussi légères que possible, c'est la chair du poème, sa couleur, son odeur, sa façon de bouger, de respirer — la chaleur de la vie. Ce que je viens de recopier plus haut est pour moi d'une imbécillité sans nom.

Ce que donne la traduction appliquant ces principes ?

Dès les premiers vers du premier poème, on est fixé :


Notre vie est devenue comme une lettre

avec quelque message très important...

Pourtant la lettre va et vient

de bureau de poste en bureau de poste

sans que personne ne l'ouvre

sans que personne ne la jette...


Les frottements de consonnes ne sont pas toujours à proscrire, mais ils n'ont rien à faire ici, dans ce poème simple et fluide. Il était pourtant facile d'éviter ces terribles [k-k] et [ne-ne] : «avec un message» serait même plus exact, et pourquoi pas «nul ne» à la place de «personne-ne» ? Gauche, rocailleux, tordeur de langue, ce pensum est l'œuvre d'un sourd. Il reproduit par ailleurs mécaniquement l'ordre des mots comme les robots de Google. La maison qu'un bon traducteur construit à partir des ruines de l'original est inévitablement la sienne en partie, d'accord, mais elle ressemble plus ou moins à la construction d'origine, alors que ce texte laissé en ruines par notre anthologiste ne ressemble à rien, sinon à un cadavre.

Lisant préface et traduction, je suis partagé entre la satisfaction naïve de me sentir supérieur à quelqu'un et la désolation de ce qu'un tel carnage soit encore possible, malgré tout le travail de pédagogie effectué par nombre d'entre nous depuis vingt ans et plus. Certes, l'édition en question, ultra-confidentielle, n'aura été lue que par la famille du traducteur. Mais suis-je vraiment sûr qu'il s'agit seulement d'un cas isolé, d'une survivance aberrante, d'un loupé d'arrière-garde ? Me reviennent à l'esprit certaines retraductions récentes, comme celle des polars de Hammett, moins maladroite que celle-ci naturellement, mais collant lourdement au texte comme elle (cf. CARNET DU TRADUCTEUR, «Série grise») ; ses auteurs, deux tâcherons coincés, ont été portés aux nues par la majorité de la presse.

Et s'il y avait là les prémices d'une nouvelle époque ? On croit que l'histoire va droit devant elle et qu'elle progresse, alors qu'en même temps elle a tendance à jouer les montagnes russes. Le mouvement dominant actuel, en traduction, privilégie l'oralité, la musique des mots ; plutôt que de s'épuiser à nous dépasser dans ce domaine, nos successeurs seront peut-être tentés de faire autre chose. De même que certains jeunes aujourd'hui s'avèrent moins politisés, plus religieux, plus conformistes que leurs parents, les traducteurs du futur vont-ils se mettre à traduire en serrant les fesses, en apnée, comme dans les versions d'agreg, au nom d'une soi-disant fidélité, plus soucieuse de la lettre que de l'esprit, avec pour Sainte Trinité l'Incolore, l'Inodore et l'Insipide ?

Je souhaite me tromper, mais préparons-nous au pire. Nos enfants nous tueront peut-être. Reste un espoir : nos petits-enfants.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°120 en septembre 2013)