SERVI PAR SOI-MÊME


Traducteur de poésie, grecque de surcroît, j'ai toujours eu du mal à trouver des éditeurs. J'en suis même venu à l'auto-édition, c'est tout dire. La formule de mes Cahiers grecs, en 1995 : une cinquantaine de pages photocopiées, enveloppées d'une couverture pré-pliée chez l'imprimeur. Des frais d'impression réduits à l'extrême, une aide du CNL et des ventes honorables, frôlant les cent exemplaires (ô vertige !) pour l'un des sept cahiers, me permirent de ne pas perdre d'argent. L'année suivante, recevant le soutien des éditions Desmos, mes Cahiers devenaient de vrais livres, avec maquettiste et imprimeur.

Lorsque M. Desmos m'a laissé tomber, sept ans plus tard, je me suis senti en manque : les vingt-cinq Cahiers publiés ne m'avaient pas calmé. D'où l'idée d'une nouvelle série, poussant le dépouillement à son comble : un cahier unique (entre 24 et 40 pages), photocopié, sans reliure ni couverture. Tirage réduit à 50 exemplaires, hors commerce, réservés aux amis.

Pourquoi n'avoir pas repris la formule des premiers Cahiers ?

Elle était trop lourde. Je passais un temps fou à plier mes feuilles. Pour payer l'imprimeur, j'avais besoin d'une subvention, que je ne pouvais toucher personnellement : il fallait donc monter une association. Or les contraintes administratives me pèsent toujours davantage.

Cette fois, j'étais donc libre comme l'air. Ce qui a brisé mon élan, c'est la quasi totale absence de réaction des cinquante destinataires. Sans doute étais-je allé trop loin dans le dénuement. Comment prendre au sérieux ces petits tas de feuilles A4 pliées en deux ? Certains, je suppose, n'ont même pas lu.

Parmi les six cahiers de cette année 2003, pourtant, trois étaient consacrés à l'intégrale des poèmes de l'enchanteur et très populaire Nìkos Kavvadìas. J'avais même eu pour eux, chose incroyable, douze ans plus tôt, un éditeur potentiel ! Mais l'ayant droit, redoutable dragon, m'interdisait formellement de publier ma traduction. Cela aussi explique la gratuité des nouveaux Cahiers : je ne pouvais les vendre sans encourir les foudres de la Loi.

Quelques années passent, et voilà qu'un jeune fan français de Kavvadìas, apprenant cette situation lamentable, me propose de publier les poèmes, qui seront vendus par lui sous le manteau. Cent exemplaires sont tirés, à peine moins artisanaux que les miens, photocopiés et reliés par de la ficelle. Par prudence, mon nom n'apparaît nulle part. Sans la moindre pub, sans la moindre presse, le tirage est finalement épuisé.

Mon co-pirate souhaite un nouveau tirage moins artisanal, et par conséquent plus cher. Je ne suis pas chaud. Je lui commande une vingtaine d'exemplaires de l'ancienne formule. Le paquet est égaré par la poste. La collaboration s'arrête là.

L'intégrale des poèmes a beau être disponible sur mon site, on me demande régulièrement s'il n'y aurait pas des fois une édition papier. Aucun doute : il faut rééditer.

Cette fois je m'en chargerai moi-même.

Les progrès de la technologie facilitent grandement les choses. Lulu.com imprime pour vous de vrais livres à un coût très modéré. On va sur le site, on choisit sa formule, on suit les instructions, on envoie son PDF, on paie et les bouquins arrivent dans la semaine. Petit désagrément : l'absence de tout contact humain pendant le processus. C'est le prix à payer. Côté sous, il m'en coûte 500 € pour cent exemplaires de 128 pages, et l'on réimprime à la demande.

500 €, c'est peu et c'est beaucoup. J'aimerais ne pas y être de ma poche, et en même temps je ne peux pas les vendre, ces livres, pour la raison exposée plus haut.

La solution ? On m'invite ici ou là pour parler de poésie grecque. Lors de mes interventions futures, je dirai au public : Ce livre, je vous l'offre ! En contrepartie, je vous propose — mais sans aucune obligation — de contribuer aux frais d'impression. Le prix suggéré : 10 €. Une fois rentré dans mes frais (la moitié de la cargaison vendue), je verserai le surplus à des ONG, Amnesty International ou Médecins sans frontières. Je ne souhaite pas perdre de l'argent, je ne veux pas non plus en gagner.

Je reconnais que le procédé a un petit côté jésuitique, et que la traduction non rémunérée n'est pas une solution universelle. Je peux me payer ce luxe grâce à ma retraite d'enseignant et aux polars que je traduis ces temps-ci pour un éditeur — un éditeur qui paie ! Je ne suis pas sûr non plus d'être entièrement dans la légalité. D'accord, il faudrait être un foutu enfant de salaud pour sévir contre une telle entreprise, mais dans une société devenue folle où, voilà quelques années, divulguer la recette du purin d'orties était puni de 30 000 € d'amende, il faut s'attendre à tout.

Serai-je incarcéré ? déchu de mes droits civiques ? En attendant, cet acte de piraterie littéraire, imposé par les circonstances, je l'accepte de grand cœur. Il m'apporte un plaisir profond. Celui de la liberté. J'ai bricolé ma propre maquette en compagnie de Carole. Le livre est tel que je l'ai rêvé. Je me familiarise un peu plus, comme tout traducteur devrait le faire, avec les étapes de l'édition d'un livre. Et même si j'admets que la vie en société impose de tout organiser, de tout réglementer, l'existence de ce petit livre clandestin, sans nom d'éditeur, sans ISBN, sans code-barre, sans prix, destiné à une poignée d'allumés dans mon genre, me remplit d'une joie bizarre, d'une sorte de soulagement, comme d'ôter de lourdes grolles pour marcher un instant pieds nus.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°117 en juin 2013)