MAUVAISES NOTES


III

En arrière la musique !


Cette orgie de musique va donc durer dix ans. Les années 70, décennie prodigieuse. Puis la lassitude m'envahit. Normal sans doute : une telle boulimie ne peut qu'amener à saturation. Je supporte moins bien les emplois du temps chargés à craquer, les journées trop courtes, les binious dans leurs grosses boîtes qu'on trimballe partout, l'entourage à qui l'on casse les oreilles. Et tout ça pour quoi ? Pour justifier tant d'efforts, il faudrait des expériences toujours nouvelles, des progrès continuels, des encouragements constants. Or je sens trop que je ne suis pas à la hauteur. J'ai beau me démener, je ne serai jamais qu'un petit amateur pas trop doué, un besogneux, un oiseau qui court et bat des ailes sans décoller vraiment. L'ivresse de l'envol ne me sera donnée que par éclairs. En donnant de la voix, en remuant mes doigts, je n'arriverai jamais à oublier la pesanteur.

J'aime d'amour la musique ; elle ne me donne qu'une vague amitié.

Et puisqu'on parle d'amour... Toute cette musique, je l'ai faite avec Z., elle est mêlée à mon amour pour Z. Mais voici déjà le temps de l'usure, du reflux. Sans vouloir me l'avouer, je n'ai plus très envie qu'on fasse des choses ensemble. M'éloigner de la musique, c'est aussi une façon de reprendre ma liberté.

Ma voie est ailleurs. J'apprends le grec, ce qui ressemble encore à une lubie anecdotique, je ne peux imaginer où cela m'entraînera bientôt, mais l'étrange manie réclame de la place, toujours plus, impérieuse, et deviendra bientôt une passion balayant tout le reste.

Alors c'est la débandade. Alto, chorale, G.B., je laisse tout tomber presque en même temps. Dans quel ordre, je ne sais plus. C'est là dans mon souvenir une période pas très claire, pas très heureuse. Perdre sa peau pour s'en faire une autre n'a jamais été confortable.

Côté musique ancienne, pourtant, on n'a pas l'air trop mal parti. L'organiste de Saint-Thomas d'Aquin, Arsène Bedois, m'a embauché pour accompagner son groupe de chanteurs professionnels dans une Messe des fous du XIIIe siècle. Nous jouons la chose à Villeneuve-lès-Avignon, à Orléans je crois, à Paris peut-être, puis nous l'enregistrons pour Erato. J'ai besoin aujourd'hui de tenir la galette entre mes mains pour y croire : mon nom à côté de pros talentueux ! Esther Lamandier ! Berry Hayward !

Autre souvenir encore plus proche du rêve : je ne sais plus où, ni dans quel concert, un morceau du Moyen-Âge sûrement, en face de moi tout près Stéphane qui dirige, à ma gauche le célèbre André Isoir à l'orgue positif, deux ou trois chanteurs à ma droite et moi dans un solo de cromorne, pas difficile mais avec l'animal on ne sait jamais. L'enfoiré se paie un léger couac, un canard comme on dit, Stéphane hausse un sourcil, mais cette fois pas de panique, je redresse et termine sans mollir.

Oui, mais les deux stages de musique ancienne que je me paie pour progresser vont me porter un coup fatal. À Tours (l'été 77) comme à Laon (à Pâques 78), mon travail à la vièle ne suscite pas le moindre intérêt chez mes instructeurs successifs, la gentille Alice Robbins et le sympa Julien Skowron. Le haute-contre Jean Belliard, que nous devions accompagner à l'audition finale, mes deux acolytes et moi, prétexte un chat dans la gorge pour ne pas se compromettre avec ces bouseux. Dans le lycée de Laon qui nous abrite, il fait un froid de loup. Entre deux morceaux je souffle sur mes doigts glacés tandis que me nargue, face à moi, une affiche montrant la Crète sous le soleil. Je décide que l'an prochain à Pâques j'irai me réchauffer en Crète. Sans ce hasard, aurais-je connu la Grèce et tout ce qu'elle me réserve ?

À la même époque, les G.B. se dispersent. Nous avons trop de mal à trouver des dates pour nous voir, signe que chacun désormais a d'autres priorités. Lorsque je me décide à quitter le groupe, je m'aperçois que tout le monde songeait à le faire. Nous avons pourtant passé d'heureux moments ensemble, mais cette fin est comme un poids quittant mes épaules. Un soulagement immense.

L'alto, lui, ne marche pas trop mal. Nicole Pommeret, qui dirige la chorale Saint-Thomas d'Aquin après Bernard Michelet, me demande de me joindre au petit orchestre d'amateurs qu'elle réunit pour une cantate de Bach. Je n'aurais jamais cru me produire à l'alto en public ! Profitons-en, c'est la première fois et la dernière. Ma partie est facile ; je la joue salement. Je me déçois plus que d'habitude. Le lendemain je ne sors pas l'alto de sa boîte, ni les jours suivants. Sans l'avoir prémédité, je l'y laisse pour toujours.

Le chanteur va partir à la retraite, lui aussi, alors qu'un glorieux portail semblait s'ouvrir devant lui. Un choriste de chez Stéphane, semi-pro, qui cachetonne ici ou là, me propose ainsi qu'à Michel Montant de le rejoindre dans ses virées mercenaires. Ce n'est pas mal payé. Montant a une belle voix et je passe pour un bon déchiffreur. Premier contrat : renforcer une chorale qui va donner (ma mémoire est-elle bonne ?) la Cantate de Noël d'Honegger. Il y a deux ou trois passages délicats. Le chef ne nous connaît pas, il aimerait nous entendre. Je ne révise pas assez ma partie, croyant que nous serons plusieurs et que Montant connaît bien le morceau ; lui de son côté se fie à moi. Le jour de l'audition, nous ne sommes que deux et nous plantons comme des malpropres. Ils nous paieront tout de même. Ils auraient dû garder le fric, j'aurais moins honte. On ne me sollicitera plus jamais. Par la suite un rêve récurrent me poursuivra : je dois chanter le soir même l'un des rôles principaux d'un opéra de Verdi, et je n'ai pas commencé de l'apprendre. Juste châtiment.

J'abandonne le chant choral. Libre enfin, je me vautre dans mes nouvelles amours. Le grec, le grec, le grec tous les jours, à tout moment du jour. Le grec me mène à la traduction, qui me conduit vers l'écriture — ce pour quoi je suis fait, je le savais pourtant depuis l'enfance. Mais je ne regrette pas ce long détour par la musique. L'écriture elle aussi est musique. Traduire, écrire, c'est poursuivre le combat avec d'autres armes. La musique proprement dite aura été le travail préparatoire. Il fallait bien labourer, semer pour que ça pousse. Pendant dix ans j'aurai été une larve dans sa chrysalide, un embryon agité qui a fini par naître, mais pas à l'endroit qu'il croyait.

Le mot de la fin, c'est mon grand-père Charles Volet qui va le donner. En 1987, à l'âge de nonante-deux ans, comme il dirait, six ans avant sa mort, il cède aux supplications de sa famille et rédige un texte de onze pages, Mon violon et moi, où il évoque son long parcours de musicien. Il écrit bien, le grand-père. Avec son humour habituel et un brin d'émotion, il salue au passage tous ceux qui ont joué avec lui, Charles Apoil, Charles Pihan, Charles Villion, ses fils Jean et Kili, son gendre Blaise, son petit-fils Marc. Tous, sauf un. Je n'apparais nulle part. Quelle étrange impression que celle-ci : être rayé de la carte. Comme si ces heures de musique passées ensemble, restées si vivantes, si précieuses en moi, pour lui n'avaient compté pour rien. Comme si Michel le musicien n'avait jamais existé.

Au fond, n'était-ce pas bien vu ?


Avril 2009




Dessin de Gerard Hoffnung.

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