UNE AMÉRIQUE EN MOI



En lisant Freud, à dix-sept ans, j'ai cru découvrir l'Amérique. Il y avait en moi tout un monde caché ! Des jungles inextricables, des bêtes féroces, des sauvages lubriques !

Je n'étais plus le maître. Un monstre tapi en moi tirait mes ficelles en douce. Révélation humiliante pour certains ; moi que la vanité humaine agace, je jubilais. Je me sentais fier : le dragon de mes profondeurs n'était pas une tare, mais une richesse, une force à étudier, apprivoiser. Il parlait dans mes rêves, mes paroles, mes actes, avec un sens de l'énigme, un humour, un art du jeu de mots qui me le rendaient plutôt sympathique. Tout devenait signe, chez moi, chez les autres. Quel travail pour nous décrypter ! Comment s'ennuyer désormais ?

La gloire de la psychanalyse atteignait alors son zénith ; elle avait conquis le grand public, la presse populaire ne parlait que d'elle. Aujourd'hui l'engouement est un peu retombé. J'ai parfois peur pour elle. Sa gloire est fragile. Certains la jugent ringarde, avec son côté artisanal, son rendement poussif. Beaucoup l'acceptent faute de mieux, sans l'aimer. Si on nous prouvait un jour que l'inconscient, c'est de la frime et que les pilules suffisent pour nous remettre à flot, qui en aurait du chagrin ?

Moi.

J'ai conservé ma foi naïve. D'avoir un inconscient m'épate encore. Qu'on décèle dans mes actes la trace de la bête cachée, et je l'admets, saluant monsieur mon Ça comme on félicite l'adversaire aux échecs. Il m'impressionne, le bougre. Si je n'ai pas cherché à devenir analyste, comme j'en rêvais jadis, c'est faute de croire davantage en mon pouvoir d'aider les autres. Faute aussi d'aller assez mal, et de souhaiter assez me connaître pour fouiller d'abord au fond de moi. Je suis entouré d'amies dont la plupart sont passées — ou passent, ou passeront — par là. C'est elles, pas moi, que je voudrais (que j'aurais voulu) mieux connaître. Ce désir d'être analyste, au fond, c'était sans doute ça : l'utopie de tout savoir sur quelqu'un.

J'essaie justement d'apprendre à ne pas savoir. Trop savoir est un danger mortel. Un jour, une amie me confia, je me demanderai toujours pourquoi, le secret qui rongeait sa vie, et que seuls deux autres hommes — son psy et son mari — connaissaient. Ma détresse fut égale à mon bonheur ; je me sentais souillé moi aussi, irradié ; je fus à deux doigts d'aller en thérapie, pour me soulager du fardeau, ou peut-être pour l'illusion d'en porter la moitié en m'allongeant comme elle. Mais cet aveu qui couronnait notre amitié fut aussi le commencement de sa fin. On m'en avait trop dit. J'étais grillé. Quelques mois plus tard, sous un prétexte, on se débarrassait de moi.

Plus tard, une autre amie allant mal, je servis de confident. Me découvrant impuissant à l'aider, je la poussai vers un écouteur professionnel. Quelques semaines encore elle me raconta sa vie intime, et même, chose inouïe, un peu de la thérapie. Puis elle tira le rideau. L'autre, comme prévu, avait pris ma place. Moi aussi, en ce temps-là, je flageolais ; l'amie me déclara qu'être seule à m'écouter devenait trop lourd ; qu'à mon tour sans doute j'étais mûr pour le divan. Cela ne manquait pas d'allure, cet encouragement écho du mien ; ce rejet qui était aussi un don.

C'est aussi cela, cet échec à aider les autres, qui m'aura conduit au repli sur soi, à l'écriture. Et surtout au livre que voici, cet écrit autiste, sans personnages — ceux qui le traversent font trop partie de moi.

L'autre jour à Athènes, je travaillais sur mes traductions avec un poète psychanalyste. Soudain je me suis rendu compte que ce sur quoi nous étions assis côte-à-côte était LE divan. Mes fesses brûlaient. Je me suis imaginé couché là-dessus, tout raide. Je me suis demandé s'il fallait ôter ses chaussures. Si Freud lui-même avait étudié le problème. J'imagine qu'il vaut mieux les enlever. Quant à moi, aucune envie de les garder. Ni de les enlever non plus. Ça commence bien.

Si je ne traduisais pas, si je n'écrivais pas, serais-je encore assis, et non couché ?

J'attends. J'observe de loin, discrètement, mes amies embarquées ou arrivées à bon port. Ce voyage les pare à mes yeux d'un prestige dont elles n'ont pas idée. Je me sens, à côté d'elles, incomplet, simplet, puceau. Pourtant je ne veux pas me lancer, entrer dans la confrérie. Pas prêt. Je tourne autour du divan, ce refuge, ce lieu de torture ; je passe ma vie à tourner autour du pot-aux-roses. Non, l'Amérique n'est pas pour moi.


1998



«Nous leur apportons la peste...»
Dessin : Ralph Steadman

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