Sophie Ehrsam


NUS MAIS PAS BIENVENUS



FACTUEL


Récemment, un couple de Scandinaves a défrayé la chronique à Paris. Pourquoi ? Pour s'être promenés dans les rues de la capitale totalement nus. Le jeune couple danois, un homme et une femme, a commencé la journée avec l'achat de pains au chocolat dans une boulangerie du XVIIIème arrondissement. Le hic : ils ne portaient rien d'autre que des chaussures. C'est dans une station de métro qu'un agent de la RATP les a repérés avant d'avertir la police. Rappelons que se promener nu dans Paris est passible d'une amende, voire d'une peine de prison.




PARADE PARISIENNE


Paris en plein mois d'août. Paris, paradis peuplé de promeneurs et de pigeons. Paris promesse de patins et de pelles. Paris plus plaisante que la pâle Copenhague. Paris paresse, parfum sur la peau pénétrant par tous les pores. Paris pleine d'esplanades, de places et de platanes. Paris et ses petits pains, Paris et ses potins. Paris pleine de pupilles parcourant poitrines et pubis. Par ici la pépée et le petit père à pectoraux. Paris des pécores qui pouffent et papotent, des peloteurs et des paluches au panier et au popotin. Paris à poil, quel pied ! Paris pas prude, pourquoi pas piétonner purement en pantoufles ? Pensez-vous - Paris et ses préposés peu partisans de la parade sans pelure, palabres péremptoires, les plaisantins, police ! Au poste !




COULÉE


C'est par une belle matinée d'août, dans la tiédeur du Paris assoupi et des boulangeries odorantes, que j'eus le privilège d'assister à une scène peu commune, une scène qui aurait pu toutefois mal finir pour les protagonistes, un couple de Danois, tout jeunes, sortant paraît-il d'une nuit blanche et probablement euphorisante, qui eurent l'idée saugrenue - quoique la pratique soit assez répandue chez les Scandinaves, mais enfin d'ordinaire ils s'en tiennent à certains lieux seulement - de se promener dans la capitale dans le plus simple appareil, sans rien arborer d'autre sur leur personne qu'une paire de tongs (jaunes pour la demoiselle, noires pour le monsieur) et un sourire désarmant, sans la moindre insolence ou provocation, lequel occasionna à son tour une certaine indulgence, voire de l'amusement chez les passants, même si d'aucuns semblaient passablement choqués, au point qu'un agent de la RATP, tout en largeur et en rectitude morale, à ce qu'on m'a dit du moins - j'ai vu les tourtereaux en achetant mon pain, mais ne les ai pas suivis dans leurs pérégrinations, souterraines ou autres - finit par alerter les autorités, car après tout, c'est un délit que d'afficher ainsi sa nudité en place publique.




SANS HAINE ET SANS UN NU


C'était l'été, Paris était vide. J'exagère ; c'était la période des oisifs, des globe-trotters à la recherche des charmes de la capitale. Le commerce près de chez moi, à côté de la librairie, a attiré des regards ébahis et des paroles sévères : «Visez-moi ce gars-là, pas d'habits ! Et la fille pareil ! Pas d'ici, je parie...» La paire s'est alors dirigée vers le métro, et là s'est fait arrêter par la police. C'est Eric qui a appelé, il travaille à la RATP et comme il a dit «c'était déjà assez le bazar comme ça à Abbesses». Parfois c'est direct le cachot avec ces histoires-là, paraît-il.




CHIFFRÉ


Paris, France, le 12 août 2010 à 9h57. La température extérieure est de 26,2°C. Au 18, rue Lepic, dans le XVIIIème arrondissement, les trois employés voient arriver en plus des huit clients présents deux individus, mesurant respectivement 1,82 m et 1,67 m. Ce sont un homme et une femme, tous deux âgés de 21 ans. Il chausse du 45 et elle du 38. Hormis les chaussures, au nombre de quatre, la somme des effets vestimentaires (dont les chaussures ne constituent pas, au sens strict, un sous-ensemble) des deux jeunes gens est égale à zéro. Ils ont fait quatre jours auparavant 1258 km en avion et 27 km en taxi pour arriver sur leur lieu de vacances. Ils achètent deux pains au chocolat pesant chacun 92 grammes pour la somme de 1,90 euros. Ils parcourent en 6 minutes les 456 mètres qui les séparent de la station Abbesses (ligne 12), 48°53'05"N 2°20'19"E. Le nombre de passagers au mètre carré est de 2,3. La station est équipée de deux guichets, dont l'un est fermé, et de trois appareils automatiques. Dans la partie haute avant les cinq portiques se trouvent trente-quatre hommes, parmi lesquels celui dont la vêture égale un ensemble vide, et deux agents de la RATP. L'un d'eux constate l'heure (10h12) et fait vingt-sept pas pour décrocher le téléphone de la station. Tout en calculant l'amende qui pourrait être infligée aux deux nudistes (15000 euros) et le nombre de jours qu'ils pourraient passer en prison (365), il compose le 17. 22 !




TROIS PAR TROIS


A Paris

Ce jeudi

Deux Danois

L'air benoît

Deux touristes

Naturistes

Dans les rues

Marchent nus

En savates

Sans cravate

Sans veston

Sans jupon

La petiote

Sans culotte

Le compère

Zob à l'air

Ils ont faim

Petits pains

Achetés

Grignotés

Sous l'œil rond

Du mitron

Et des gens

Incléments

Ils progressent

Vers Abbesses

Station proche

En galoches

Mais la foule

Les enroule

Dans ses rets

Quolibets

Un agent

Les surprend

Et pas tendre

Sans attendre

Communique

A un flic

Les détails

La trouvaille

«Agissons !

Arrêtons !»

Disparus

Les culs-nus

Embarqués

... Rhabillés ?




CLASSIQUE


Par un clair matin d'août dans la Ville Lumière

Deux Danois ingénus s'aimaient d'un amour tendre.

Quand la faim fut venue, ils prirent sans attendre

Deux pains au chocolat chez une boulangère.


Celle-ci tout à coup regarda de travers

Les deux quidams à qui elle venait de vendre

Ses croustillants et qui ne semblaient pas comprendre

Pourquoi cous et regards se tournaient vers leurs chairs.


Uniquement vêtus de robustes sandales

Ils s'en furent alors affoler le métro

Où c'était grand chahut : une foule infernale


Encombrée de bambins et d'éternels touristes

S'y compressait. Un couple à poil ? C'en était trop !

Un barbouze embusqué fit coffrer les nudistes.




CLASSIQUE À HÉMISTICHE


Par un clair matin d'août dans la Ville Lumière

Deux Danois ingénus s'aimaient d'un amour tendre.

Quand la faim fut venue, ils prirent sans attendre

Deux beaux pains à leur goût chez une boulangère.


Celle-ci tout à coup regarda de travers

Ceux à qui pains menus elle venait de vendre

Et qui se tenaient nus sans trop l'air de comprendre

Pourquoi regards et cous se tournaient vers leurs chairs.


Uniquement vêtus de robustes sandales

Ils s'en furent alors prendre le métro douze

Où c'était grand chahut : une foule infernale


Encombrée de bambins et d'éternels touristes

Compressait nerfs et corps. Au milieu, un barbouze

Prévint les argousins, fit coffrer les nudistes.




THÉÂTRAL


PREMIER TABLEAU

Une rue parisienne. Décor montmartrois sur fond de ciel ensoleillé. Un jeune homme et une jeune femme nus, chaussés de sandales. Ils entrent dans une boulangerie. Stupeur générale. Un vieux monsieur à canne fait un clin d'œil à la jeune femme, qui ne s'en aperçoit pas.

LA BOULANGÈRE - Avec ceci, madame ? Ce sera tout ? Trois quarante, s'il vous plaît.

UNE DAME, À PERMANENTE ROUSSE - Ben y en a qui se gênent pas...

UN PETIT GARÇON, AUX YEUX ENSOMMEILLÉS - (à la dame) Mamie, pourquoi le monsieur et la dame ils sont tout nus ?

LA CLIENTE - Voici.

LA BOULANGÈRE - (aux jeunes gens, un peu gênée) Messieurs-dames ?

Le jeune homme désigne les pains au chocolat et fait signe avec l'index et le majeur de la main gauche qu'il lui en faut deux.

LA BOULANGÈRE - (les pains en sachet dans une main, l'autre reproduisant le geste du jeune homme) Voilà monsieur, deux euros tout rond. Merci.

Le jeune homme lui tend une pièce de deux euros en hochant la tête.

LE PETIT GARÇON, MOINS ENSOMMEILLÉ - (en sortant avec la dame) Elle est jolie la dame.

LA DAME, PERMANENTE ROUSSE INDIGNÉE - Tais-toi, Damien.


SECOND TABLEAU

L'entrée d'une station de métro. La queue aux guichets est très longue et l'accès aux bornes d'entrée difficile. Le couple nu arrive, attire beaucoup de regards, suscite quelques sourires et froncements de sourcils. Un bébé pleure dans une poussette.

UN MENDIANT - Une petite pièce pour manger ? Monsieur ?

UNE JEUNE FEMME À PIERCINGS - (à voix basse, à sa voisine de file) T'as vu ? Ça fait plaisir dès le matin !

SA VOISINE DE FILE - (même jeu) Surtout lui...

LA JEUNE FEMME À PIERCINGS - C'est un pari, tu crois ?

Les jeunes gens nus montrent des signes d'impatience. Un agent de la RATP en uniforme, lunettes et mouchoir les observe et finit par décrocher le téléphone de la station.

L'AGENT - Allô ? Oui, bonjour, j'appelle pour signaler la présence de deux zozos à poil à la station Abbesses. Faites vite ou ils vont mettre les bouts. Et bonjour au commissaire. Au revoir.

Rideau.




VÉGÉTAL


Un matin d'août, chaleur de serre, près des jardins en terrasse du Sacré-Cœur de Montmartre, deux Scandinaves dans la fleur de l'âge s'aimaient. Ce jour-là, foin des épis et pas question de se prendre le chou : ils sont partis en quête de petit-déjeuner sans même porter une feuille de vigne. La demoiselle était une belle plante couverte de taches de son. Lui, une grande asperge avec des cheveux paille. Dès la sortie de l'hôtel, ils ont été drôlement guignés par un type qui sentait pas la rose et fumait une tige. La boulangère a failli tomber dans les pommes en les voyant mais elle a empoché leur blé quand ils ont demandé des pains au chocolat. Alors eux, tranquilles, lui le gland à l'air, elle peau de pêche et rose aux joues, ont continué vers le métro. La station était bondée, ils ont dû poireauter pas mal, alors au lieu de prendre racine ils ont pensé s'arracher. Manque de bol, un gars de la RATP, pas du genre à conter fleurette, pas tout jeune mais loin de sucrer les fraises, a averti la police. Ils étaient mûrs pour le panier à salade, et sans doute se faire carotter.




HAÏKU


Paris en été

Des amants nus dans la rue

L'agent fait du zèle




BESTIAIRE


Un jour sous le signe du Lion, à Paris. Deux tourtereaux venus du pays de la petite sirène. Une faim de loup. Dès potron-minet, en route vers la boulangerie. Gais comme des pinsons mais nus comme des vers. Ils font fi des haridelles et autres vieilles pies, des tristes sires de tout poil - la grande sauterelle et son étalon n'en ont cure. Dans le métro c'est un troupeau sans queue ni tête - une chatte n'y retrouverait pas ses petits. Apercevant les zèbres, un agent prend la mouche - quel ours, celui-là ! Le temps d'un appel, les poulets rappliquent.




COMPOSÉ


Un avant-midi d'après-juillet, deux globe-trotters d'ultra-septentrion ouvrent les yeux au son du réveil-matin. Ils émergent de leur hôtel-pension avec vue sur le Sacré-Cœur, sans complet-veston ni tailleur-pantalon, ni même soutien-gorge ou slip-kangourou. Juste avec des nu-pieds. Mais ce serait un regrettable faux-pas de les prendre pour des sans-gêne ; ce n'est pas un m'as-tu-vu, ni elle une marie-couche-toi-là. Ils avisent une boulangerie-pâtisserie pour leur casse-croûte matinal. Pas de Paris-Brest pour eux, ni de Saint-Honoré, encore moins de pet-de-nonne ; non, des chocolatines. Il faut voir les croque-au-sel du quartier ! Ça se tient sur son quant-à-soi, la bouche en cul-de-poule. Après cet en-cas, les amoureux vont au métro. Au milieu des traîne-savates et des porte-bébés, quel tohu-bohu ! Les sans-habits en ont ras-le-bol et contre-attaquent en faisant demi-tour. Mais un agent-contrôleur à pince-nez, un peu pète-sec, décide de prendre les choses à bras-le-corps : un appel-minute à son ami sergent-chef suffit. Ça sent le procès-verbal.




SONNET EN U


Un beau matin d'été une idée saugrenue

Se fait jour dans l'esprit de deux nouveaux venus ;

La ville d'où ils sont a un nom biscornu

Mais leur lieu de séjour, lui, un nom bien connu.


Ils sont beaux, amoureux, et pas du tout chenus ;

Ils ont le port altier et les lèvres charnues,

Bref n'ont pas à rougir de se promener nus

Et sortent juste en tongs sur la grande avenue.


Peu de gens les saluent, peu disent «bienvenue»,

La boulangère aussi semble tomber des nues

Mais enfin rassasiés, repus, ils continuent


Et trouvent le métro bien mal entretenu :

Foule, agents soupçonneux, quelle déconvenue !

Finiront-ils vêtus, au poste retenus ?




GOURMAND


Paris est un vrai four. Deux mangeurs de smorrebrod, mais surtout friands l'un de l'autre, y séjournent. Ils goûtent la chaleur du mois d'août et s'apprêtent à petit-déjeuner. Ce sont de beaux spécimens, à croquer vraiment ; lui, musclé, tablettes de chocolat et tout (pas de brioche à l'horizon) et elle, une paire de miches, je ne vous dis que ça - les planches à pain peuvent se rhabiller. À dire vrai ces deux-là aiment se dorer la couenne dans le plus simple appareil, et prennent ainsi le chemin de la boulangerie. Ils ne se font pas rouler dans la farine et ne boudent pas leur plaisir en grignotant leurs petits pains. En deux coups de cuiller à pot, ils atteignent le métro. Un agent de la RATP - un peu soupe au lait - en fait tout un plat, les voilà dans le pétrin. Ils vont devoir se mettre à table pour ne pas passer sur le grill.


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Sophie Ehrsam était mon étudiante l'an dernier aux côtés d'Agathe Neuve que les volkonautes ont pu lire le mois dernier et entame elle aussi une carrière de traductrice qu'on prévoit brillante. Son texte, rédigé dans le cadre du Master, ne pouvait que me réjouir : hommage aux Exercices de style de Queneau, clin d'œil à certains des exercices pratiqués dans nos séances, il enchaîne ses succulentes variations avec un brio plein d'humour. Sophie gagne à être connue !


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