François Thibaux


DORTOIR

École Militaire préparatoire d'Aix-en-Provence,1960.


La nuit, au casernement, alors que devant le mât sans drapeau, au milieu de la cour, les accords déchirants de l'extinction des feux jetés sous la lune par le clairon nabot et grassouillet appelaient la tendresse et la mère tant de fois réclamée, Oberman, major de la section aux cinq galons dorés cousus sur sa manche d'uniforme, c'est-à-dire premier de la classe, se faisait sodomiser par le cancre Toubrier qui, deux fois plus grand et plus pesant que lui, le surnommait «Ma choutte». Roulées sur les godillots délacés, les chaussettes bleu sombre puaient. Sur les tabourets posés au pied des lits, les calebars ouverts étalaient la merde de la semaine ou les anneaux de ténia, avant le changement de linge du jeudi matin. Agrippé à son traversin, Magnohac, dont le grand-père avait été spahi dans le Rif, gueulait :

— On charge couché sur l'encolure, sabre pointé !

On entendait, entre deux cris, des soupirs et des plaintes. Près du couloir, Rancurel, le génie des maths aux lobes d'oreille duvetés, si doux sous le pouce, hurlait au répétiteur insomniaque, séminariste bossu au calot de travers qui, penché sur lui, plongeait une main sous ses draps :

— Laissez-moi !

Ils étaient là, tous, allongés sur le dos dans leur lit de fer, comme des momies d'enfants, des moines nains. Fléchaire, Savoyan, Fiévet, Nury, Vilain, Vacherot, Arnaud, Batbie, Vidal, Abadie. Tous ces noms, tous des cons. Asservis, courbés, respectueux, contents d'eux, apaisés, idolâtrant l'aumônier qui ânonnait pendant le cours d'instruction religieuse : «Moi aussi, quand je vois une belle fille sur un trottoir, je bande, mais Dieu est là», le séminariste rachitique toujours prêt à dénoncer un innocent en se frottant les mains, l'adjudant-chef Foucard, si petit qu'il ne se distinguait pas des élèves, à tel point que Guillaume Marandray, le cherchant un soir dans le dortoir, ne l'avait pas vu et avait lancé : «Il est pas là, le p'tit juteux ?», s'attirant une réplique pleine de bave : «Sale ramier, il est quoi, ton père, médecin colonel ?», ce roi du casernement en battle-dress inspectant chaque matin les lacets des godasses et, au retour des douches, les boîtes à savon de plastique vert au cas où certains y auraient creusé un trou pour y glisser le clope qu'on fumait à l'aube en s'arrachant les bronches.

Des minus, oui, des brouteurs de tourbe aplatis devant le lieutenant Lefebvre, commandant de compagnie aux traits de bébé maladif, échalas blême aux mains gantées même en été, exempté d'Algérie à cause des poumons qu'il vomissait dans son bureau et qui, «pour rien au monde», murmurait-il élégamment en se lissant les cils, n'aurait mis son fils dans cet «excellent établissement», des esclaves claquant des dents devant le colonel Sarrade, directeur de l'école, le béret de chasseur alpin plaqué sur l'oreille gauche, les doigts tremblant violemment, comme électrisés, contre sa tempe quand il saluait les couleurs descendues à six heures du soir, avant l'étude, tandis que le clairon nabot et rondouillard jouait devant les cinq cents enfants de troupe groupés en carrés, par compagnie, par section :

— Envoyez !

Fléchaire, Savoyan, Fiévet, Nury, Vilain, Vacherot, Arnaud, Batbie, Vidal, Abadie. Tous ces cons avalant sans coup férir, après le goûter de pain rassis et de chocolat de ménage, leur cuillérée à soupe d'huile de foie de morue que Guillaume allait cracher dans les pissotières où l'eau aux relents de purin coulait sur une mousse noire. «Endormez-vous heureux et fiers, élèves des écoles militaires préparatoires !», clamait le film de propagande qu'on leur projetait les soirs de cinéma, avant le Fernandel d'usage. Et ils sombraient, même Oberman au cul dégoulinant de sperme, même Toubrier qui, le gland cramoisi, regagnait son lit tandis que l'apprenti curé, feignant de ne pas le voir, retrouvait son gourbi, enclave minuscule fermée au fond du couloir par un rideau rouge vif et où, dans une armoire de fer, sous le Christ en croix, s'empilaient les exemplaires confisqués d'Allons z'enfants, d'Yves Gibeau, qu'il irait revendre, au cours d'une permission, à un bouquiniste du cours Mirabeau.

À la lueur d'une lampe de poche, une couverture sur la tête, respirant l'odeur du poêle presque éteint où se grésillaient encore des pelures d'orange ou de mandarine, Guillaume Marandray, impassible, relisait la Bible, édition abrégée pour la jeunesse ornée de photos de prophètes et de rois barbus prises à Moissac ou à Reims, Le Bossu, de Paul Féval, Vingt ans après, Les Quatre Filles du docteur March, Typhon, de Joseph Conrad ou, justement, Allons z'enfants, roman interdit entre tous que le séminariste bossu lui volait chaque semaine et qu'il faisait racheter en ville, le jeudi, par un «grand» de la préparation à Saint-Cyr, ou bien et surtout son propre livre, écrit au stylo à bille sur un cahier à spirales et qu'il avait intitulé : Marche ou crève.

Parfois, lassé, il se levait. Pieds nus, les orteils recroquevillés par le froid des tomettes élimées qu'il lavait à la serpillière quand il était de corvée le matin, il marchait jusqu'à la fenêtre. Là, il contemplait les bâtiments de caserne au toit de tuile, austères, pesants, accablants et tristes. Chacun portait comme un bandeau une pancarte beige où s'affichait en lettres noires le nom d'une bataille immortelle destiné à rappeler à Fléchaire, Savoyan, Fiévet, Nury, Vilain, Vacherot, Arnaud, Batbie, Vidal, Abadie, Magnohac, Oberman, Rancurel ou Toubrier ce qu'ils devaient au panache, à la bravoure, à la compassion, à la générosité, à la tendresse, au génie de la France.

«Non, pas toi», gémissait Macon le frisé, le somnambule qu'on retrouvait assis au bord des gouttières et qui se branlait à la messe en pleine eucharistie, à l'étude ou en classe, rajustant ses lunettes crasseuses au sommet de son nez tout en crachant sur son prépuce pour l'humecter de salive avant de le caresser du bout des ongles, mais s'offusquait lorsque M. Drand, le prof d'anglais aux cheveux corbeau collés autour de sa tonsure, la main dans la poche de sa veste de tweed aux pièces de cuir, riait niaisement des différents sens du mot drawer écrit au tableau : «tiroir» ou «dessinateur» au singulier et, au pluriel, «caleçon». Rentrant sa queue harassée dans son pyjama kaki durci par d'interminables écoulements de semence transparente, le frisé beuglait :

— Mais qu'est-ce qu'il nous apprend ?

Il se calmait, se retournait dans son lit et pleurait en silence, les paumes entre les cuisses. Là-bas, au-delà du stade, très loin dans les collines, vers Marseille, les chouettes s'appelaient. Sur le boulevard des Poilus, quelques autos passaient. Les noms étaient là, entourant le mât déserté. Ils claquaient, criaient à tous ces cons qui dormaient, ces serfs, ces infirmes, qu'ils étaient les héritiers d'une histoire glorieuse, unique, inouïe, composée d'exploits, de faits d'arme, de résistances inhumaines même dans la défaite qui, dans cette cour, n'avait pas sa place car les trois bâtiments exaltaient sous la lune, au soleil ou sous la pluie des soirs de novembre, lorsque les enfants de troupe voûtés dans leur capote d'hiver marchaient, le nez sur leurs godillots, entre les platanes en deuil, le souvenir de luttes homériques, de triomphes où tant de jeunes hommes, avant eux, étaient morts, comme eux, un jour, devraient mourir : VERDUN, GARIGLIANO, BIR-HAKEIM.

Alors, Guillaume pensait :

— Mon père colonel et chirogien y était, comme Lagardère, comme d'Artagnan. Ils ne me croient pas, me traitent de cinglé, de menteur. Mais un jour, ils sauront.

Il escaladait son lit, repoussait ses livres, son cahier à spirales, éteignait sa lampe de poche. Et il chuchotait, rabattant sur son nez le drap qui puait le moisi, le linceul, le linge sale mêlé aux odeurs de laine rance, d'orteils, de bites, de caleçons souillés :

— Viens, papa, viens me chercher. Souris-moi. Ne m'abandonne pas. Tiens bon. Ne meurs pas.


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Avant d'être l'ami de François Thibaux, j'ai été celui de ses romans. Jean-Claude Lebrun, critique à l'Huma, inlassable découvreur, me l'a fait connaître, le reste de la profession se montrant fort discret ; j'ai été aussitôt séduit par la force de sa vision et la sensualité de son écriture. On a rarement parlé des femmes, de la musique, des vieilles maisons et des fins fonds de province d'une façon aussi juste, sensuelle et charmeuse.

J'ai déjà présenté ici La nuit d'Adrien Laure, Le chemin d'Alix, Monsieur mon frère, Le soleil des vivants et Ultime été, soit son premier roman et les quatre derniers. Le reste de l'œuvre, soit quatre volumes, suivra dans les mois qui viennent.

Quand je l'ai rencontré, il y a quelques mois, il se disait en panne d'inspiration. Je lui ai proposé d'écrire pour volkovitch.com un court texte sur le thème de l'école. Le voici. Comme je l'espérais, cette commande amicale semble avoir remis la machine en route : un roman, me dit-on, est sur le point de s'écrire, né de ces quelques pages !


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