Mélanie Fazi


GRAFFITI


Y en a, leur truc, c'est de planquer des BD sous la table pour les lire en cours. Ou d'écouter de la musique au fond de la classe en espérant que le prof verra pas les écouteurs. Moi, pendant un moment, ça me faisait marrer de jouer au pendu ou au morpion avec mon copain Lionel. On avait commencé sur des pages de cahier, mais on avait fini par trouver ça plus marrant sur les tables. Suffisait d'y aller à l'encre bleue et de tout balayer à l'effaceur en fin de cours.

C'est là que j'ai pris l'habitude de commencer à regarder ce qui se passait sur les tables. D'abord pour vérifier si une semaine après, on voyait encore les traces de nos pendus de la fois d'avant. J'ai commencé à remarquer des trucs, des motifs qui revenaient, tout ça. C'est dingue, le nombre de trucs que certains écrivent sur les tables. Une fois, un copain s'est fait choper en cours d'anglais en train de recopier les paroles d'une chanson. Il a fait remarquer au prof que les paroles étaient en anglais, et que du coup ça comptait comme travaux pratiques. Ça a bien fait marrer toute la classe, n'empêche qu'il n'a pas coupé aux phrases à recopier cent fois pour la semaine d'après.

Tous ces graffitis qu'on trouve sur les tables, ça finit par prendre un côté «marquage de territoire». C'est comme les chewing-gums qu'on retrouve collés en dessous : ça fait un peu rituel vaudou sur les bords, laisser des traces de salive sous sa table, comme les cheveux qu'on colle aux poupées de cire. On n'a pas de place imposée, mais au bout de quelques semaines, on prend ses habitudes et on finit par toujours s'installer au même endroit. Plus près des étagères de bocaux en cours de sciences, plus près de la fenêtre en géo pour regarder les classes qui s'entraînent sur le terrain de basket d'en face.

Du coup, à force de regarder les tables, ça m'a fait marrer de reconnaître les écritures ou les petites manies d'une semaine sur l'autre. Dans la salle où j'ai histoire le mercredi matin, y a une fille et un mec qui ont passé trois semaines à correspondre. Elle a écrit un commentaire sur sa prof de maths qui la gavait sérieusement, il a répondu avec l'air d'essayer de la brancher. Ils ont fini par se laisser des numéros de portable, je sais pas ce qui s'est passé après mais ils ont arrêté de s'écrire. Sinon en vrac, y a des graffitis en tous genres, des noms d'acteurs ou de chanteurs, des filles qui écrivent le nom d'un mec sur qui elles ont des vues. Y en a qui gravent leurs initiales à la pointe de compas sur la table, pour être sûrs que ça va rester.

Et puis un jeudi en cours de maths, j'ai repéré un dessin au compas, et je me suis rendu compte que les premiers traits dataient de la semaine d'avant. Sauf que la première fois, ça ressemblait pas à un dessin, juste à des traits au hasard. Là, ça commençait à former une silhouette de cheval. La tête était assez nette, et y avait juste l'ébauche du corps. Même pas encore les pattes ou la queue. Je me suis dit que c'était une fille qu'avait dû faire ça. C'est un truc de gonzesse, dessiner des chevaux. Ma sœur a eu une période comme ça où elle dessinait des elfes et des princesses, des chevaux tout fins avec une longue crinière, un peu dans le même genre.

La semaine suivante, la crinière et la queue avaient poussé. Je me suis dit que ça avait dû lui demander un bon moment pour tout dessiner un crin à la fois, parce que la pointe de compas sur une surface de table, c'est quand même pas aussi maniable qu'un stylo. Je trouvais toujours ça nunuche sur les bords, mais quelque part, ça m'impressionnait quand même.

Et puis chaque jeudi à l'heure du cours de maths, je découvrais de nouveaux détails. Les sabots, les articulations et tout, des petits traits pour les reliefs des os ou des muscles, et ensuite elle a commencé les zones d'ombre. Juste des hachures sur les bords, mais en reculant un peu pour regarder, ça faisait son effet.

Au départ, je comprenais pas pourquoi elle avait laissé un espace vide au milieu du dos, un trait pas fini, alors qu'elle prenait la peine de dessiner tous les détails. Et puis un jour j'ai vu que le bestiau se laissait pousser des ailes. Juste un contour, mais y avait aucun doute : c'était pas juste un cheval qu'elle dessinait, c'était un Pégase. Elle a rajouté toutes les plumes une à la fois, un truc hallucinant.

Je dois dire, ça m'a bien plu, l'idée de laisser comme ça un tableau gravé au compas sur une table. Un truc qu'on pourra pas nettoyer au détergent et qui restera l'année prochaine. Et même encore après.

N'empêche qu'au bout d'un moment, ça a commencé à m'intriguer. À la limite, ce serait une de ma classe, je m'en foutrais. On me dirait que c'est Nina, là, derrière, qu'est bien du genre à dessiner des chevaux dans ses cahiers, c'est sûr que je la regarderais plus pareil, mais ça irait pas plus loin. Là, ça m'énerve de pas savoir. Ça finit par ressembler à un message perso qui me serait adressé. Si ça se trouve, y a une fille qui s'assied là toutes les semaines, et qui se dit qu'y a un mec d'une autre classe que ça doit bien intriguer de voir son cheval grandir une semaine après l'autre.

Des classes qui ont cours dans cette salle-là, il doit quand même pas y en avoir des dizaines. Mais même en admettant que j'arrive à trouver lesquelles, je me vois mal arrêter des mecs dans les couloirs pour leur demander si y a pas une fille qui s'assied toujours à cette place-là, et qui serait douée pour le dessin. Je passerais pour un naze et je me retrouverais pas plus avancé.

Mais bon, l'année avance et le cheval aura bientôt toutes ses plumes. Peut-être qu'elle va finir par signer, même juste un prénom, ça me dépannerait bien. Va quand même pas falloir que je lui laisse un message sur la table, j'aurais l'air de quoi ?

Allez, trois semaines : juste avant les vacances de Pâques. Si dans trois semaines j'ai pas trouvé d'idée géniale, je laisse un mot, quitte à passer pour un gros lourd. Mais si j'écris à l'encre, ça risque de s'effacer, et au compas... C'est pas franchement un truc dont j'ai envie de laisser une trace pour les années d'après.

Trois semaines, ça doit bien me laisser le temps de voir venir ? J'espère quand même qu'elle va laisser sa signature. Demain matin, j'ai cours de maths. J'espère que le truc en plus que je trouverai en arrivant, ce sera son nom au-dessous du cheval. Les dernières plumes, et un nom tout en bas.


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Mélanie Fazi est passée par le DESS de traduction littéraire à l'institut d'anglais Charles V de Paris 7, où je l'ai connue. La jeune étudiante avait déjà un sacré brin de plume. Six ans plus tard, à même pas trente ans, la petite Mélanie est devenue grande. Tout en traduisant de l'anglais à plein temps, elle écrit à tour de bras, illustrant le genre fantastique, sa passion de toujours. Elle a déjà publié un recueil de nouvelles épatant, Serpentine (éditions Oxymore, cf. Pages d'écriture n°10), et deux romans : Trois pépins du fruit des morts (Nestiveqnen, 2003) et Arlis des forains (Bragelonne, 2004). Elle ne va sûrement pas s'en tenir là.


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