MAI 2009


Mai 2009.

Athènes, huit ans après, pas trop changée. Dans le centre ville, quelques bâtiments flambant neufs à l'architecture plutôt réussie. Entre les pattes d'une grosse bête de béton sans rez-de-chaussée, un trou de deux étages où l'on préserve et montre pieusement, sous un couvercle de verre, les ruines d'une muraille antique.

Partout, comme autrefois, chiens jaunes dormant vautrés dans la poussière.

Dans l'avenue tranquille qui sépare le Jardin national de la résidence présidentielle, assisté en passant à la relève de la garde. Les grands gaillards dans leurs jupettes grotesques exécutent à la perfection, vrais automates, un ballet d'une longueur et d'une complexité qui n'ont d'égal que son ridicule. De quel cerveau malade est-elle sortie, cette pantomime ? Pourquoi frotter ainsi le sol avec leurs babouches à pompons ? Dans la journée, la présence des touristes donne à la chose un semblant de raison d'être ; la nuit, sur les trottoirs déserts à part quelques flics de garde, le spectacle sans spectateurs laisse éclater sa dimension surréaliste.


Graffiti politiques aux murs : fini les slogans multicolores, rouge des cocos, vert des socialistes, bleu de la droite ; le noir des anars est partout.

NON A L'ORTOGRAFE BOURJOIZE.

VÊTEMENTS SIGNÉS RELATIONS CHIQUÉ (signés et chiqué en français dans le texte).


Dans toutes les rues du centre, présence policière intense. Certains exhibent fièrement leur mitraillette, l'air de dire : Nous savons tuer s'il le faut, ah mais.

L'autre soir, près du Jardin national, deux types ont sauvagement tabassé une jeune femme avant de s'enfuir avec son sac à main. Des flics étaient en service à quelques mètres de là. Ils n'ont pas bougé. Interpellés par un passant, ils ont répondu que leur boulot était de garder le bâtiment, rien d'autre, et que s'ils prenaient un mauvais coup en intervenant ils ne seraient pas couverts par l'assurance.

L'assistance à personne en danger ? La loi grecque, apparemment, les en délivre. Mais qui a dit que la police était faite pour nous protéger, nous petites gens ?


Travail avec Kiki Dimoula, dont trois recueils doivent paraître en français l'an prochain. En répondant à mes questions, parfois, elle s'indigne : Mais qu'est-ce que c'est que ce poème ? Tu dois vraiment le garder ? Tu tiens à tout traduire ?

Nous nous retrouvons dans les salons de l'hôtel Megàli Vretanìa, le plus luxueux de la ville. Chic à l'ancienne. Touche plus moderne, les grandes serveuses blondes en robe noire fendue. Quand nous partons, l'une d'elles nous salue : Merci de votre visite, Mme Dimoula !

Dans quel autre pays le personnel hôtelier reconnaît-il les poètes ?


Déjeuner dans Plàka avec l'ami Chrìstos, alias Màximos Osyros. Il vient de prendre sa retraite. La santé ne va pas fort : une de ses rétines se décollant, il doit mesurer chacun de ses gestes. Long discours sur les mathématiques. Il m'expose toutes les hypothèses concernant la mort d'Evariste Galois. Il a lu, et m'en parle les yeux brillants, plusieurs ouvrages de vulgarisation sur les maths. On en voit la trace dans son nouveau recueil, La technique du réel. Il ne l'aurait pas publié sans l'insistance d'une amie — et quand c'est lui qui le dit, on peut le croire. Il ajoute que cette fois il a tout fait pour être compréhensible — là, j'ai quelques doutes.


L'État grec a fondé, voilà quelques années, une école de traduction littéraire, l'Ekemel. Christòphoros Liondàkis, qui est aussi traducteur, doit y parler aujourd'hui. Mon emploi du temps m'offrant un trou providentiel, je me pointe impromptu et suis prié d'intervenir aux côtés du poète et de Stratis Pascàlis, une autre de mes victimes préférées. (On peut les lire tous deux sur publie.net.) Le public : une douzaine de personnes des deux sexes et d'âge moyen, profs pour la plupart, sans doute plus préoccupés par l'enseignement de la poésie à l'école que par la poésie elle-même — ce qui n'empêche pas le débat d'atteindre un bon niveau et de durer plus de deux heures. Belle endurance, bravo les Grecs.


Ému, intimidé de rencontrer pour la première fois Leonìdas Embirìkos. Il est le fils unique du grand poète, que j'ai longtemps rêvé de traduire tout en voyant là, pour diverses raisons, un rêve irréalisable.

Leonìdas, cinquante ans, historien-chercheur, étudie les minorités de Grèce, et en particulier celle de Slaves habitant à la frontière de certain état limitrophe de la Grèce, lequel porte le même nom qu'une de ses provinces de là-haut — nom que les Grecs lui refusent avec une telle violence que je n'ose pas le prononcer. Embirìkos fils a sur ce sujet une opinion très ferme, bien argumentée, prouvant l'excellence de son jugement et son courage — car il en faut pour ne pas hurler avec les loups. Scrutant son visage à la recherche d'une ressemblance avec l'illustre père, pas évidente, j'ai la consolation d'avoir en face de moi un mec bien.


Carole et moi louons une voiture pour trois jours. Après des années confinées dans Athènes, retrouvailles avec la nature grecque. Le printemps grec, pas vécu ça depuis un quart de siècle. Le Péloponnèse verdoyant ! Villages fleuris, glycines, jasmins, bougainvillées. Fleurs jaunes tout au long des routes. Cyprès maigres, muets, immuables, sombres ascètes, seuls à ne pas se réjouir.

Dans les orangeraies gardées par des grillages, les fruits brillent comme des boules de Noël. La Grèce est le paradis des buveurs de jus de fruits, le commerce propose des mélanges d'une variété, d'une qualité admirables, j'en parlerais si j'osais comme les gens sérieux de chez nous parlent des vins : les jus d'orange pressés qu'on vous propose en peu partout dans le Péloponnèse sont aux nôtres ce que Chambertin est à Gévéor.


Sur les côtes, encore presque désertes, les premiers baigneurs tâtent l'eau. Hôtels, villas, bungalows et campings encore fermés. Les noms qu'on leur donne, dans une optique évidemment publicitaire et tournée vers le touriste étranger, mériteraient une étude linguistico-ethnographique. Hôtel Paradise Lost... De quoi rêver.


Mycènes, encore jamais vu. Sur cette butte exiguë, il y avait là toute une ville, dit-on. À l'entrée, la fameuse porte des Lions et ses blocs énormes, vieux de 3000 ans et plus. Les Atrides, Grecs de l'époque archaïque, ont vécu là plusieurs siècles plus tard, à l'abri de remparts dont l'origine se perdait alors, déjà, dans la nuit des temps. Aux confins de l'histoire et de la préhistoire.

Derrière la porte, presque rien. Le sentier monte sec entre les fondations de divers édifices. Comment une ville entière a-t-elle pu tenir là-dedans ? Au sommet, dominant toute la plaine, on se prend à guetter l'arrivée d'armées ennemies. On cherche aussi à deviner l'endroit du meurtre d'Agamemnon. Mycènes a sans doute connu des années de paix et de prospérité, des siècles peut-être, mais un seul crime a suffi pour imprégner ce lieu d'horreur et de sang à jamais.


Nauplie, trente ans après. Souvenirs presque effacés. La vieille ville aux rues étroites, bien préservée, bien entretenue, n'était sûrement pas si propre et pimpante alors. On nous a recommandé l'hôtel Byron ; à flanc de colline, dans une ruelle sans voitures, confortable, décoré avec amour, c'est ce qu'on appelle en France un hôtel de charme.

En fin d'après-midi, les cloches de toutes les églises, plus claires que les nôtres, se répondent longuement, heureuses d'être ensemble, égrenant leurs mélodies limpides à la douceur italienne.

Les Grecs sont venus en masse passer le week-end. Familles entières, avec grands-parents et enfants. Peu d'étrangers. Foule tranquille et discrète. Ce jour-là, concerts et manifestations partout, musées gratuits. Dans une rue, un groupe de jazz laisse un instant la place à une douzaine d'hommes et de femmes plus très jeunes, en fustanelles et robes d'autrefois, qui font revivre les chants et danses traditionnels. Leurs enfants maintiendront-ils ? Au musée des traditions populaires, grande variété de costumes : ceux des paysans, colorés, somptueux, qu'ils portaient encore aux jours de fête il y a cent ans ; ceux aussi des aristocrates, ainsi que leurs beaux meubles. Effigie en cire de Capodistrias, premier chef de l'État grec, homme exceptionnel, qui fut ministre du tsar avant de gouverner son pays. Il eut bien plus de mal chez lui qu'avec les Russes et fut assassiné au bout de trois ans, à Nauplie, juste au-dessous de notre hôtel. Grand, mince, droit dans son frac noir, large front, noble visage, on le croirait vivant.

Un fort vénitien vieux de trois siècles domine la ville. Pour l'atteindre, on monte mille marches en pleine nature pour tomber là-haut sur des centaines de touristes arrivés en car par la route.


Mal aux dents, pas le courage d'attendre Paris. Je ne me souviens pas d'avoir jamais été soigné en Grèce. Voilà un baptême de plus. M. Karamaounas est bien équipé, flanqué d'une assistante et me répare habilement.


Étrange Épidaure, qui était à la fois sanctuaire, théâtre et hôpital. Dès l'arrivée, aujourd'hui encore, dans cette verdure qu'un théâtre de collines entoure tendrement, on se sent déjà près de guérir. Le théâtre, le vrai, semble fait pour reposer la vue et l'ouïe par la parfaite pureté de ses lignes et de l'acoustique. Les tragédies qu'on joue là encore doivent apaiser, caresser l'âme comme un baume. Du haut des derniers gradins on entend les acteurs chuchoter — espérons que de leur côté, les pauvres, ils n'entendent pas la plus légère de nos toux.

Un peu plus bas, dans les ruines, les archéologues ont bien travaillé. Ils en sont à remonter certains monuments, avec une sage lenteur, comme sur l'Acropole : à ce train-là, dans mille ans tout sera de nouveau debout.

Les représentations, l'été, attirent un public énorme. Dans le village voisin, Ligourio, une immense taverne presque vide attend patiemment les nouveaux pèlerins. Les WC de marbre tout neufs (rien que pour les hommes, quatre trônes et quatre urinoirs), pur chef-d'œuvre.


Entre deux stars du tourisme mondial, brève halte sur un site presque inconnu, Assìni, petit tas de rochers qui s'avance dans la mer entre deux plages désertes. Sur l'ancienne acropole, buissons et cailloux. Aucun vestige visible. Il y avait là une ville et même un roi, le roi d'Asiné qu'Homère mentionne à peine. Assìni : presque rien. Ce non-lieu a inspiré à Sefèris l'un de ses plus beaux poèmes, une méditation sur le passage du temps, l'absence, le néant.


Le roi d'Asiné, un vide sous le masque...

...et ses navires,

Mouillés dans un port disparu...


Émouvante absence de traces. Au musée d'Épidaure, de même, ce qui m'a le plus touché peut-être, c'est un autre presque rien, une statue toute abîmée, sans tête, sans mains, sans pieds, quasi informe où l'on devine à peine un corps humain. Un corps juste esquissé dont on ne sait s'il est en train de disparaître ou pour l'éternité en train d'apparaître.

Sur une ébauche de sentier, suivant quelques instants les pas du poète soixante-dix ans plus tôt, avant de redescendre vers la voiture,


Effleurant de mes doigts, parfois, les pierres que lui-même a touchées,


je sens plus encore qu'ailleurs la profondeur vertigineuse du temps, jointe à son peu d'existence.


Athènes, Place Kotzia
Sieste millénaire (—509-2009)